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saurais rien encore. Pour la première fois depuis vingt ans j’ouvre les yeux. Nicolas Vsévolodovitch, vous avez dit tout à l’heure que vous aviez été informé spécialement : Stépan Trophimovitch vous aurait-il écrit aussi quelque chose dans le même genre ?

— J’ai reçu de lui une lettre très innocente et… et… très noble.

— Vous êtes embarrassé, vous cherchez vos mots, — assez ! Stépan Trophimovitch, j’attends de vous un dernier service, ajouta-t-elle tout à coup en regardant mon malheureux ami avec des yeux enflammés de colère, — faites-moi le plaisir de nous quitter à l’instant même, et ne franchissez plus jamais le seuil de ma maison.

Je prie le lecteur de se rappeler que la générale Stavroguine se trouvait encore dans un état particulier d’ »exaltation ». À la vérité, ce n’était pas la faute de Stépan Trophimovitch ! Mais ce qui m’étonna au plus haut point, ce fut l’admirable fermeté de son attitude aussi bien devant les « accusations » de Pétroucha qu’il ne songea pas à interrompre, que devant la « malédiction » de Barbara Pétrovna. Où avait-il puisé tant de force d’âme ? Je savais seulement que, tantôt, lors de sa première rencontre avec Pétroucha, il avait été atteint au plus profond de son être par la froideur insultante de son fils. De même qu’un _vrai_ chagrin donne parfois de l’intelligence aux imbéciles, il peut aussi, — momentanément du moins, — faire un stoïque de l’homme le plus pusillanime.

Stépan Trophimovitch salua avec dignité Barbara Pétrovna et ne prononça pas un mot (il est vrai qu’il ne lui restait plus rien à dire). Il voulait se retirer sur le champ, mais malgré lui il s’approcha de Daria Pavlovna. C’était sans doute ce qu’avait prévu la jeune fille, qui, inquiète, se hâta de prendre la parole :

— Je vous en prie, Stépan Trophimovitch, pour l’amour de Dieu, ne dites rien, commença-t-elle d’une voix agitée tandis que sa physionomie trahissait une sensation de malaise. — Soyez sûr, poursuivit-elle en lui tenda