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— Non, non, non, attendez, interrompit Barbara Pétrovna dont l’enthousiasme éprouvait évidemment le besoin de s’épancher dans un long discours. À peine Pierre Stépanovitch s’en fut-il aperçu qu’il devint tout attention.

— Non, il y avait là quelque chose de plus que de l’originalité, j’oserai dire quelque chose de sacré ! Mon fils est un homme fier, dont l’orgueil a été prématurément blessé, et qui en est venu à mener cette vie si justement qualifiée par vous d’ironique ; — en un mot, c’est un prince Harry, comme l’appelait alors Stépan Trophimovitch ; cette comparaison serait tout à fait exacte, s’il ne ressemblait plus encore à Hamlet, du moins à mon avis.

— Et vous avez raison, observa avec sentiment Stépan Trophimovitch.

— Je vous remercie, Stépan Trophimovitch, je vous remercie surtout d’avoir toujours eu foi en Nicolas, d’avoir toujours cru à l’élévation de son âme et à la grandeur de sa mission. Cette foi, vous l’avez même soutenue en moi aux heures de doute et de découragement.

— Chère, chère… commença Stépan Trophimovitch.

Il fit un pas en avant, puis s’arrêta, jugeant qu’il serait dangereux d’interrompre.

— Et si Nicolas, poursuivit Barbara Pétrovna d’un ton un peu déclamatoire, — si Nicolas avait toujours eu auprès de lui un Horatio tranquille, grand dans son humilité, — autre belle expression de vous, Stépan Trophimovitch, — peut-être depuis longtemps aurait-il échappé à ce triste « démon de l’ironie » qui a désolé toute son existence. (Le « démon de l’ironie » est encore un beau mot que je vous restitue, Stépan Trophimovitch.) Mais Nicolas n’a jamais eu ni Horatio, ni Ophélie. Il n’a eu que sa mère, et que peut faire une mère seule et dans des conditions pareilles ? Vous savez, Pierre Stépanovitch, je comprends à merveille qu’un être comme Nicolas ait pu fréquenter les bas-fonds fangeux dont vous avez parlé. Je me représente si bien maintenant cette vie « ironique » (comme vous l’avez appelée avec tant de justesse),