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achever sa phrase, il en commençait une autre. À la vérité, il était peut- être en partie sous l’influence d’une sorte d’ivresse : dans le salon se trouvait Élisabeth Nikolaïevna qu’il ne regardait pas, mais dont la présence devait suffire pour lui tourner la tête. Du reste, ce n’est là qu’une supposition de ma part. Sans doute Barbara Pétrovna avait ses raisons pour triompher de son dégoût et consentir à entendre un pareil homme. Prascovie Ivanovna était toute tremblante, bien que, à vrai dire, elle ne parût pas savoir au juste de quoi il s’agissait. Stépan Trophimovitch tremblait aussi, mais lui c’était, au contraire, parce qu’il croyait trop bien comprendre. Maurice Nikolaïévitch semblait être là comme un ange tutélaire ; Lisa était pâle, et ses yeux grands ouverts ne pouvaient se détacher de l’étrange capitaine. Chatoff avait toujours la même attitude ; mais, chose plus surprenante que tout le reste, la gaieté de Marie Timoféievna avait fait place à la tristesse ; le coude droit appuyé sur la table, la folle, pendant que son frère pérorait, ne cessait de le considérer d’un air chagrin. Seule, Daria Pavlovna me parut calme.

À la fin, Barbara Pétrovna se fâcha :

— Toutes ces allégories ne signifient rien, vous n’avez pas répondu à ma question : « Pourquoi ? » J’attends impatiemment une réponse.

— Je n’ai pas répondu au « pourquoi ? » Vous attendez une réponse au « pourquoi ? » reprit le capitaine avec un clignement d’yeux ; — ce petit mot « pourquoi ? » est répandu dans tout l’univers depuis la naissance du monde, madame ; à chaque instant toute la nature crie à son créateur « pourquoi ? » et voilà sept mille ans qu’elle attend en vain une réponse. Se peut-il que le capitaine Lébiadkine seul réponde à cette question et que sa réponse soit juste, madame ?

— Tout cela est absurde et ne rime à rien ! répliqua Barbara Pétrovna irritée, — ce sont des allégories ; de plus, vous parlez trop pompeusement, monsieur, ce que je considère comme une impertinence.

— Madame, poursuivit le capitaine sans l’écouter, — je