Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/181

Cette page n’a pas encore été corrigée

j’ai aussitôt fait venir ici celui qui le hait secrètement de la haine la plus basse et la plus implacable ; en causant avec cet homme, j’ai découvert tout de suite de quelle méprisable officine est sortie la lettre anonyme. Si toi aussi, ma pauvre Prascovie Ivanovna, on t’a inquiétée _à cause de moi_, et, comme tu dis, « bombardée » de ces misérables écrits, sans doute je suis la première à regretter d’en avoir été innocemment la cause. Voilà tout ce que je voulais te dire comme explication. Je vois avec peine que tu n’en peux plus, et qu’en ce moment tu n’es pas dans ton assiette. En outre, je suis bien décidée, non pas à _recevoir_, mais à _laisser entrer_ (ce qui n’est pas la même chose) l’équivoque personnage dont il était question tout à l’heure. La présence de Lisa en particulier est inutile ici. Viens près de moi, Lisa, ma chère, et laisse-moi t’embrasser encore une fois.

Lisa traversa la chambre et s’arrêta en silence devant Barbara Pétrovna. Celle-ci l’embrassa, lui prit les mains et, l’écartant un peu de sa personne, la considéra avec émotion, puis elle fit le signe de la croix sur la jeune fille et se remit à l’embrasser.

— Allons, adieu, Lisa (il y avait comme des larmes dans la voix de Barbara Pétrovna), crois que je ne cesserai pas de t’aimer, quoi que te réserve désormais la destinée… Que Dieu t’assiste. J’ai toujours béni sa sainte volonté.

Elle voulait encore ajouter quelque chose, mais, faisant un effort sur elle-même, elle se tut. Lisa retournait à sa place, toujours silencieuse et pensive, quand, soudain, elle s’arrêta devant sa mère.

— Maman, je ne pars pas tout de suite, je vais encore rester un moment chez ma tante, dit-elle d’une voix douce, mais dénotant néanmoins une résolution indomptable.

— Mon Dieu, qu’est-ce que c’est ? cria, en frappant ses mains l’une contre l’autre, Prascovie Ivanovna.

Lisa, sans répondre, sans même paraître entendre, alla se rasseoir dans son coin et regarda de nouveau en l’air.