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croire qu’il avait été le jouet d’une hallucination due à un état morbide. Supposition d’autant plus admissible que, cette nuit même, il tomba malade et fut souffrant pendant quinze jours, ce qui mit fort à propos un terme aux entrevues dans le jardin.

V

Le costume que Stépan Trophimovitch porta toute sa vie, était une invention de Barbara Pétrovna. Cette tenue élégante et caractéristique mérite d’être mentionnée : redingote noire à longs pans, boutonnée presque jusqu’en haut ; chapeau mou à larges bords (en été c’était un chapeau de paille) ; cravate de batiste blanche à grand nœud et à bouts flottants ; canne à pomme d’argent. Stépan Trophimovitch se rasait la barbe et les moustaches, il laissait tomber sur ses épaules ses cheveux châtains qui ne commencèrent à blanchir un peu que dans les derniers temps. Jeune, il était, dit-on, extrêmement beau. Dans sa vieillesse il avait encore, à mon avis, un air assez imposant avec sa haute taille, sa maigreur et sa chevelure mérovingienne. À la vérité, un homme de cinquante-trois ans ne peut pas s’appeler un vieillard. Mais, par une sorte de coquetterie civique, loin de chercher à se rajeunir, il aurait plus volontiers posé pour le patriarche.

Dans les premières années, ou, pour mieux dire, durant la première moitié de son existence chez Barbara Pétrovna, Stépan Trophimovitch pensait toujours à composer un ouvrage. Plus tard nous l’entendîmes souvent répéter : « Mon travail est prêt, mes matériaux sont réunis, et je ne fais rien ! Je ne puis me mettre à l’œuvre !  » En prononçant ces mots, il inclinait douloureusement sa tête sur sa poitrine. Un tel aveu de son impuissance devait ajouter encore à notre respect pour ce martyr chez qui la persécution avait tout tué !