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aimée ! Vingt années ! Vingt années entières, et jamais elle ne m’a compris !

— Mais de qui parlez-vous ? Je ne vous comprends pas non plus ! demandai-je avec étonnement.

— Vingt ans ! Et pas une seule fois elle ne m’a compris oh ! c’est dur ! Et se peut-il qu’elle croie que je me marie par crainte, par besoin ? Oh ! honte ! Tante, tante, c’est pour toi que je le fais !… Oh ! qu’elle sache, cette tante, qu’elle est la seule femme dont j’aie été épris pendant vingt ans ! Elle doit le savoir, sinon cela ne se fera pas, sinon il faudra employer la force pour me traîner sous ce qu’on appelle la viénetz [1] !

C’était la première fois que j’entendais cet aveu qu’il formulait si énergiquement. Je ne cacherai pas que j’eus une terrible envie de rire. Elle était fort déplacée.

Soudain une pensée nouvelle s’offrit à l’esprit de Stépan Trophimovitch.

— À présent je n’ai plus que lui, il est ma seule espérance ! s’écria-t-il en frappant tout à coup ses mains l’une contre l’autre, — seul, maintenant, mon pauvre garçon me sauvera, et… Oh ! pourquoi donc n’arrive-t-il pas ? Ô mon fils ! Ô mon Petroucha !… Sans doute, je suis indigne du nom de père, je mériterais plutôt celui de tigre, mais… laissez-moi, mon ami, je vais me mettre un moment au lit pour recueillir mes idées. Je suis si fatigué, si fatigué, et vous-même, il est temps que vous alliez vous coucher, voyez-vous, il est minuit…

  1. En Russie, une couronne (viénetz) est posée sur la tête des jeunes époux pendant la cérémonie nuptiale.