Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/112

Cette page n’a pas encore été corrigée

— Du reste, vous établissez tant de catégories qu’il doit probablement rentrer dans l’une d’elles.

— Ou dans toutes à la fois.

— C’est encore possible. Lipoutine est un chaos. C’est vrai qu’il a blagué, tantôt, quand il a parlé d’un ouvrage que vous seriez en train d’écrire ?

L’ingénieur fronça de nouveau les sourcils et se mit à considérer le parquet.

— Pourquoi donc a-t-il blagué ?

Je m’excusai et me défendis de toute curiosité indiscrète. M. Kiriloff rougit.

— Il a dit la vérité ; j’écris. Mais tout cela est indifférent.

Nous nous tûmes pendant une minute. Tout à coup je vis reparaître sur son visage le sourire enfantin que j’avais déjà observé chez lui.

— Il a mal compris. Je cherche seulement les causes pour lesquelles les hommes n’osent pas se tuer ; voilà tout. Du reste, cela aussi est indifférent.

— Comment, ils n’osent pas se tuer ? Vous trouvez qu’il y a peu de suicides ?

— Fort peu.

— Vraiment, c’est votre avis ?

Sans répondre, il se leva et, rêveur, commença à se promener de long en large dans la chambre.

— Qu’est-ce donc qui, selon vous, empêche les gens de se suicider ? demandai-je.

Il me regarda d’un air distrait comme s’il cherchait à se rappeler de quoi nous parlions.

— Je… je ne le sais pas encore bien… deux préjugés les arrêtent, deux choses ; il n’y en a que deux, l’une est fort insignifiante, l’autre très sérieuse. Mais la première ne laisse pas elle-même d’avoir beaucoup d’importance.

— Quelle est-elle ?

— La souffrance.

— La souffrance ? Est-il possible qu’elle joue un si grand rôle… dans ce cas ?