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« Il est terrible de penser qu’un fils peut tuer son père : supposons pourtant que ce soit l’espèce. Karamazov a tué son père, — mais voyons, quel était ce père ? »

Et il examina les relations du père et du fils.

« L’amour filial non justifié est absurde. L’amour ne vit pas de rien, et il n’y a que Dieu qui de rien fasse quelque chose.

« Cette tribune m’est accordée par la volonté divine. Toute la Russie m’entend, et c’est aux pères du monde entier que je m’adresse : « Pères, ne contristez pas vos enfants. » Suivons d’abord ce conseil du Christ, c’est alors seulement que nous pourrons exiger l’amour filial. Jusque-là, nous serons moins des pères que les ennemis de nos enfants !

« Messieurs les jurés ! Cette terrible nuit, dont on a tant parlé aujourd’hui, vous est présente, durant laquelle le fils escalada le mur du jardin de son père et se vit face à face avec l’ennemi qui lui avait donné le jour. Il est certain que, s’il ne s’était pas agi de son père, s’il s’était agi d’un rival étranger, Karamazov se serait enfui après lui avoir peut-être donné quelque coup. Tout ce qui lui importait, à cette heure, était de savoir où était sa maîtresse. Mais un père ! un père ! Oh ! l’aspect seul de son éternel persécuteur, de son ennemi, — car c’était un monstrueux rival qu’il voyait devant lui ! — le jetait dans une exaspération de haine irrésistible, il n’était plus maître de lui, il cédait à un accès de démence, il allait inconsciemment se venger au nom des lois naturelles et toutefois contre elles-mêmes, une âme d’assassin naissait en lui… Eh bien, messieurs les jurés, malgré tout, l’assassin n’a pas tué, je