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nous-mêmes, peur de l’humanité ; c’est surtout quand nous observons chez le criminel cette terreur animale qui l’accable, sans toutefois l’empêcher de lutter pour se sauver : c’est quand se lèvent en lui les instincts de la conservation et qu’il fait peser sur son juge son regard fixe, interrogateur et douloureux ; il épie les mouvements, il étudie le visage, se tient en garde contre une attaque indirecte et crée en un instant dans son esprit en désarroi des milliers de plans, mais craint de se trahir… Moment humiliant pour l’âme humaine ! C’est une chose horrible que cette bestiale avidité du salut ; elle émeut de pitié le juge d’instruction lui-même. Karamazov nous a donné ce spectacle. Il fut d’abord ahuri, et laissa échapper dans les terreurs du premier moment des paroles qui le compromettaient gravement : « Le sang… j’ai mérité… » Mais aussitôt il se retint. Que dire ? que répondre ? Il n’avait rien préparé ; il ne pouvait encore que nier sans preuve : « Je ne suis pas coupable ! » C’est le premier mur derrière lequel on se cache, avec l’espérance de construire derrière ce mur d’autres travaux de défense. Il tâche de pallier ses premières exclamations si compromettantes, il devance nos questions, explique qu’il se croit coupable de la mort du domestique Grigori. « Je suis coupable de ce sang ! Mais qui a tué mon père, qui l’a tué si ce n’est pas moi ? » Entendez-vous ? Il nous le demande, à nous qui venons précisément pour lui poser cette question ! Comprenez-vous cette ruse bestiale, cette naïveté, cette impatience de Karamazov ? Il prend les devants, il avoue qu’il voulait tuer, il a hâte de l’avouer : « Mais je suis innocent, pourtant, je n’ai pas tué. » Il nous fait une concession :