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d’un conseiller d’État en activité, décoré des Ordres du Lion et du Soleil : mais j’y ai renoncé, tu m’aurais battu ! Comment ? mettre à ma boutonnière les crachats du Lion et du Soleil au lieu de l’étoile polaire ou de Sirius ! Et tu me reproches ma bêtise ? Mais, bon Dieu ! je ne prétends pas avoir ton intelligence ! Méphistophélès, en abordant Faust, annonce qu’il fera le mal et ne fait que le bien. C’est son affaire : moi, je suis tout le contraire. Je suis peut-être le seul homme du monde qui aime la vérité et veuille sincèrement le bien. J’étais là quand le Verbe s’est crucifié, s’est élevé aux cieux, emportant avec lui l’âme du bon larron ; j’ai entendu l’acclamation joyeuse des chérubins qui chantaient Hosanna et les hymnes des séraphins, ces hymnes qui faisaient trembler tout l’univers : eh bien, je te jure par tout ce qui est saint que j’aurais voulu me joindre à ces chœurs et crier, moi aussi : Hosanna ! Ce cri allait déjà sortir de ma poitrine… Tu sais que je suis très-sentimental, très-accessible aux émotions esthétiques. Mais le bon sens — oh ! la plus désastreuse de mes vertus ! — m’a retenu dans les limites nécessaires et j’ai laissé passer l’heure irréparable. « Car, pensai-je, qu’arriverait-il si je criais : Hosanna ? Tout s’éteindrait dans le monde, plus personne n’agirait. » Voilà comment mon devoir professionnel, ma condition sociale m’ont forcé à refouler en moi les bons instincts et à rester dans mon ignominie. D’autres accaparent la gloire du bien ; on ne me laisse que l’ignominie. Mais je ne suis pas jaloux de cette gloire volée, je ne suis pas vaniteux. Pourquoi suis-je, seul entre toutes les créatures, voué aux malédictions des honnêtes gens ? Il y a ici un mystère qu’on ne peut pas me révéler, de peur que je