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Oui, oui, l'homme est trop large dans ses conceptions ; je voudrais le restreindre. Le diable lui-même n'y comprend rien. Il y a de la beauté jusque dans la honte ; il n'y a même de beauté pour la plupart que là, dans l'idéal de Sodome : savais-tu cela ? C'est le duel du diable et de Dieu, et le champ de bataille, c'est toi, c'est moi !... Mais, au fait ! Écoute, maintenant... Je faisais donc la noce. Mon père disait tout à l'heure que j'ai acheté pour des milliers de roubles la virginité des filles. Imagination de cochon ! C'est faux ! Cela ne m'a rien coûté. L'argent est superflu en ces sortes d'affaires. Ce n'est qu'un décor. Aujourd'hui, la grande dame ; demain, la fille des rues, et je plais à toutes deux ; et si je veux, je jette l'argent par les fenêtres, j'organise des fêtes, j'ai les tziganes, et je donne aussi de l'argent, s'il le faut, car, tout de même, elles ne le détestent pas ; elles disent : « Merci! » Les petites dames m'aimaient assez, pas toutes, mais un grand nombre. Ah ! si tu me ressemblais, tu me comprendrais. J'aimais la débauche pour cela même qu'elle a de plus crapuleux. J'aimais la cruauté... Quel être vil suis-je donc ? Une punaise ? Non, un Karamazov ! Un jour, dans un pique-nique où presque toute la jeunesse de la ville était allée en sept troïkas[1], par un temps sombre, l'hiver, j'obtins de ma voisine (une pauvre fille de fonctionnaire, charmante, timide) certaines faveurs... Oui, elle me permit beaucoup de libertés, dans l'ombre. Elle pensait, la pauvre, que je viendrais, le lendemain, lui demander sa main. Et cinq mois durant, je restai sans lui dire un demi-mot. Je la

  1. Troïka, attelage de trois chevaux.