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course éternelle en grelottant sous sa chemise. Un gouverneur, depuis peu arrivé dans la ville, fut choqué « dans ses meilleurs sentiments » de voir la pauvre créature si indécemment mise ; on lui expliqua que c’était une innocente, mais il répliqua que cette innocente troublait l’ordre et prescrivit qu’on prît des mesures pour lui faire adopter un plus correct genre de vie. Mais il partit, et rien ne fut changé dans la vie de Lizaveta. À la mort de son père, elle excita chez les pieux habitants un redoublement de commisération. Les gamins mêmes la respectaient. Toutes les portes lui étaient ouvertes. Quand on lui donnait quelque monnaie, elle ne manquait pas d’aller la mettre dans quelque tronc d’église ou de prison. Au marché, quand on lui offrait un petit pain, elle l’acceptait et se hâtait de le donner à un enfant ou même à un barinia, riche ou pauvre, qui l’acceptait avec joie. Elle ne mangeait que du pain noir et ne buvait que de l’eau. Elle passait de préférence ses nuits sur le parvis des églises ou dans quelque potager. Une nuit de septembre, douce et claire, il y a longtemps de cela, pendant la pleine lune, assez tard dans la nuit, une bande de cinq ou six barines qui avaient bien soupé revenaient du club. La rue qu’ils suivaient était bordée de potagers et aboutissait à un petit pont jeté sur une grande mare nauséabonde qu’on était convenu d’appeler la rivière. Contre une haie, couchée dans les orties, ils aperçurent Lizaveta endormie. Les barines, un peu gris, s’arrêtèrent et se mirent à rire et à faire des plaisanteries obscènes. L’un d’eux demanda s’il était possible de prendre cet animal pour une femme. Tous se récrièrent. Mais Fédor Pavlovitch, qui faisait partie de la