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Un rayon d’espoir lui apparaissait pourtant dans les ténèbres. Il courut dans la chambre vers elle, vers sa reine pour l’éternité. » Une heure, une minute de son amour ne valent-elles pas le reste de la vie, fût-ce dans les tortures de la honte ? La voir, l’entendre, ne penser à rien, oublier tout, au moins pour cette nuit, pour une heure, pour un instant ! » En rentrant, il rencontra le patron, qui lui parut morne et soucieux.

« Eh bien, Tryphon, tu me cherchais ? »

Le patron parut gêné.

« Mais non, pourquoi vous chercherais-je ? Où étiez-vous ?

— Que signifie cet air maussade ? Serais-tu fâché ? Attends, tu vas pouvoir te coucher… Quelle heure est-il ?

— Il doit être trois heures passées.

— Nous finissons, nous finissons.

— Mais ça ne fait rien. Amusez-vous tant que vous voudrez… »

« Qu’est-ce qu’il lui prend ? » songea Mitia, en courant dans la salle de danse.

Grouchegnka n’y était plus. Dans la chambre bleue, Kalganov sommeillait sur le canapé. Mitia regarda derrière les rideaux. Assise sur une malle, la tête penchée sur le lit, elle pleurait à chaudes larmes en s’efforçant d’étouffer ses sanglots. Elle fit signe à Mitia d’approcher et lui prit la main.

« Mitia, Mitia, je l’aimais ! Je n’ai pas cessé de l’aimer durant cinq ans. Était-ce lui ou ma rancune ? C’était lui, oh, c’était lui ! J’ai menti en disant le contraire !… Mitia, j’avais dix-sept ans alors, il était si tendre, si gai, il me chantait des chansons… Ou bien était-ce moi, sotte gamine, qui le voyais ainsi ?… Maintenant, ce n’est plus du tout le même. Sa figure a changé, je ne le reconnaissais pas. En venant ici, je songeais tout le temps : « Comment vais-je l’aborder, que lui dirai-je, quels regards échangerons-nous ?… » Mon âme défaillait… et ce fut comme si je recevais un baquet d’eau sale. On aurait dit un maître d’école qui fait des embarras, si bien que je demeurai stupide. Je crus d’abord que la présence de son long camarade le gênait. Je songeais en les regardant : « Pourquoi ne trouvé-je rien à lui dire ? » Sais-tu, c’est sa femme qui l’a gâté, celle pour laquelle il m’a lâchée… Elle l’a changé du tout au tout. Mitia, quelle honte ! Oh ! que j’ai honte, Mitia, honte pour toute ma vie ! Maudites soient ces cinq années ! »

Elle fondit de nouveau en larmes, sans lâcher la main de Mitia.