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« Pourquoi es-tu triste ? Car tu es triste, je le vois, ajouta-t-elle, les yeux dans les siens. Tu as beau embrasser les moujiks, te démener, je m’en aperçois. Puisque je suis gaie, sois-le aussi… J’aime quelqu’un ici, devine qui ?… Regarde, il s’est endormi, le pauvre, il est gris. »

Elle parlait de Kalganov qui sommeillait sur le canapé, en proie aux fumées de l’ivresse et plus encore à une angoisse indéfinissable. Les chansons des filles, qui, à mesure qu’elles buvaient, devenaient par trop lascives et effrontées, avaient fini par le dégoûter. De même les danses ; deux filles, déguisées en ours, étaient « montrées » par Stépanide, une gaillarde armée d’un bâton. « Hardi, Marie, criait-elle, sinon, gare ! » Finalement, les ours roulèrent sur le plancher d’une façon indécente, aux éclats de rire d’un public grossier.

« Qu’ils s’amusent, qu’ils s’amusent ! dit sentencieusement Grouchegnka d’un air de béatitude, c’est leur jour, pourquoi ne se divertiraient-ils pas ? »

Kalganov regardait d’un air dégoûté :

« Comme ces mœurs populaires sont basses ! » déclara-t-il en s’écartant.

Il fut choqué surtout par une chanson « nouvelle » avec un refrain gai, où un seigneur en voyage questionnait les filles :

« Le Seigneur demanda aux filles :
M’aimez-vous, m’aimez-vous, les filles ? »

Mais celles-ci trouvent qu’on ne peut l’aimer :

« Le seigneur me rossera.
Moi, je ne l’aimerai pas. »

Puis ce fut le tour d’un tzigane, qui n’est pas plus heureux :

« Le tzigane sera un voleur,
Moi, je verserai des pleurs. »

D’autres personnages défilent, posant la même question, jusqu’à un soldat, repoussé avec mépris :

« Le soldat portera le sac,
Moi, derrière lui, je… »