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jeter un coup d’œil, n’ayant pas la force d’aller plus loin, tant les reins et la jambe droite lui faisaient mal. Soudain, il se rappela qu’il n’avait pas fermé à clef la petite porte du jardin. C’était un homme méticuleux, esclave de l’ordre établi et des habitudes invétérées. En boitant et avec des contorsions de douleur, il descendit le perron et se dirigea vers le jardin. En effet, la porte était grande ouverte ; il entra machinalement ; avait-il cru apercevoir ou entendre quelque chose, mais en regardant à gauche, il remarqua la fenêtre ouverte où personne ne se tenait. « Pourquoi est-ce ouvert ? On n’est plus en été », songea Grigori. Au même instant, droit devant lui, à quarante pas, une ombre se déplaçait rapidement, quelqu’un courait dans l’obscurité. « Seigneur ! » murmura-t-il, et, oubliant son lumbago, il se mit à la poursuite du fugitif. Il prit par le plus court, connaissant mieux le jardin que l’autre. Celui-ci se dirigea vers les étuves, les contourna, se jeta vers le mur. Grigori ne le perdait pas de vue tout en courant et atteignit la palissade, au moment où Dmitri l’escaladait. Hors de lui, Grigori poussa un cri, s’élança et le saisit par une jambe. Son pressentiment ne l’avait pas trompé, il le reconnut, c’était bien lui, « l’exécrable parricide ».

« Parricide », glapit le vieux, mais il n’en dit pas davantage et tomba foudroyé. Mitia sauta de nouveau dans le jardin et se pencha vers lui. Machinalement, il se débarrassa du pilon qui tomba à deux pas sur le sentier, bien en évidence. Grigori avait la tête en sang ; Mitia le tâta, anxieux de savoir s’il avait fracassé le crâne du vieillard ou s’il l’avait seulement étourdi avec le pilon. Le sang tiède ruisselait, inondant ses doigts tremblants. Il tira de sa poche le mouchoir immaculé qu’il avait pris pour aller chez Mme Khokhlakov, et le lui appliqua sur la tête, s’efforçant stupidement d’étancher le sang. Le mouchoir en fut bientôt imbibé. « Mon Dieu, à quoi bon ? Comment savoir ce qui en est… et qu’importe à présent ! Le vieux a son compte ; si je l’ai tué, tant pis pour lui », proféra-t-il tout haut. Alors il escalada la palissade, sauta dans la ruelle et se mit à courir, tout en fourrant dans la poche de sa redingote le mouchoir ensanglanté qu’il serrait dans sa main droite. Quelques passants se rappelèrent plus tard avoir rencontré cette nuit-là un homme qui courait à perdre haleine. Il se dirigea à nouveau vers la maison de Mme Morozov. Après son départ, Fénia s’était précipitée chez le portier, Nazaire Ivanovitch, le suppliant de « ne plus laisser entrer le capitaine, ni aujourd’hui, ni demain ».