Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/372

Cette page n’a pas encore été corrigée

peut être méchant et irréconciliable, et le suicidé, au moment d’en finir, pouvait détester plus que jamais ceux dont il avait été jaloux toute sa vie. Messieurs les jurés, prenez garde de commettre une erreur judiciaire ! Qu’y a-t-il d’invraisemblable dans tout ce que je vous ai exposé ? Trouvez une erreur dans ma thèse, trouvez-y une impossibilité, une absurdité ! Mais si mes conjectures sont tant soit peu vraisemblables, soyez prudents. Je le jure par ce qu’il y a de plus sacré, je crois absolument à la version du crime que je viens de vous présenter. Ce qui me trouble surtout et me met hors de moi, c’est la pensée que, parmi la masse de faits accumulés par l’accusation contre le prévenu, il n’y en a pas un seul tant soit peu exact et irrécusable. Oui, certes, l’ensemble est terrible ; ce sang qui dégoutte des mains, dont le linge est imprégné, cette nuit obscure où retentit le cri de « parricide ! », celui qui l’a poussé tombant, la tête fracassée, puis cette masse de paroles, de dépositions, de gestes, de cris, oh ! tout cela peut fausser une conviction, mais non pas la vôtre, messieurs les jurés ! Souvenez-vous qu’il vous a été donné un pouvoir illimité de lier et de délier. Mais plus ce pouvoir est grand, plus l’usage en est redoutable ! Je maintiens absolument tout ce que je viens de dire ; mais soit, je conviens pour un instant avec l’accusation que mon malheureux client a souillé ses mains du sang de son père. Ce n’est qu’une supposition, encore un coup, je ne doute pas une minute de son innocence ; pourtant, écoutez-moi, même dans cette hypothèse, j’ai encore quelque chose à vous dire, car je pressens dans vos cœurs un violent combat… Pardonnez-moi cette allusion, messieurs les jurés, je veux être véridique et sincère jusqu’au bout. Soyons tous sincères ! »

À ce moment, le défenseur fut interrompu par d’assez vifs applaudissements. En effet, il prononça les dernières paroles d’une voix si émue que tout le monde sentit que peut-être il avait vraiment quelque chose à dire, et quelque chose de capital. Le président menaça de « faire évacuer » la salle, si « pareille manifestation » se reproduisait. Il se tut, et Fétioukovitch reprit sa plaidoirie d’une voix pénétrée, tout à fait changée.