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du prévenu. Mais il y a des choses plus funestes, en pareil cas, qu’un parti pris d’hostilité. C’est, par exemple, lorsque nous sommes obsédés par un besoin de création artistique, d’invention romanesque, surtout avec les riches dons psychologiques qui sont notre apanage. Encore à Pétersbourg, on m’avait prévenu, et d’ailleurs je le savais moi-même, que j’aurais ici comme adversaire un psychologue profond et subtil depuis longtemps connu comme tel dans le monde judiciaire. Mais la psychologie, messieurs, tout en étant une science remarquable, ressemble à une arme à deux tranchants. En voici un exemple pris au hasard dans le réquisitoire. L’accusé, la nuit, dans le jardin, en s’enfuyant, escalade la palissade, terrasse d’un coup de pilon le domestique Grigori qui l’a empoigné par la jambe. Aussitôt après, il saute à terre, s’empresse cinq minutes auprès de sa victime pour savoir s’il l’a tuée ou non. L’accusateur ne veut pour rien au monde croire à la sincérité de l’accusé affirmant avoir agi dans un sentiment de pitié. « Une telle sensibilité est-elle possible dans un pareil moment ? Ce n’est pas naturel, il a voulu précisément s’assurer si l’unique témoin de son crime vivait encore, prouvant ainsi qu’il l’avait commis, car il ne pouvait sauter dans le jardin pour une autre raison. » Voilà de la psychologie ; appliquons-la à notre tour à l’affaire, mais par l’autre bout, et ce sera tout aussi vraisemblable. L’assassin saute à terre par prudence pour s’assurer si le témoin vit encore, pourtant il vient de laisser dans le cabinet de son père, d’après le témoignage de l’accusateur lui-même, une preuve accablante, l’enveloppe déchirée dont la suscription indiquait qu’elle contenait trois mille roubles. « S’il avait emporté l’enveloppe, personne au monde n’aurait su l’existence de cet argent, et par conséquent le vol commis par l’accusé. » Ce sont les propres termes de l’accusation. Admettons la chose ; voilà bien la subtilité de la psychologie, qui nous attribue dans telles circonstances la férocité et la vigilance de l’aigle, et l’instant d’après la timidité et l’aveuglement de la taupe ! Mais si nous poussons la cruauté et le calcul jusqu’à redescendre, uniquement pour voir si le témoin de notre crime vit encore, pourquoi nous empresser cinq minutes auprès de cette nouvelle victime, au risque d’attirer de nouveaux témoins ? Pourquoi étancher avec notre mouchoir le sang qui coule de la blessure, pour que ce mouchoir serve ensuite de pièce à conviction ? Dans ce cas, n’eût-il pas mieux valu achever à coups de pilon ce témoin gênant ? En même temps, mon client laisse sur place