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c’est-à-dire tous ceux qui devaient le connaître de près. En outre, atteint d’épilepsie, Smerdiakov était « peureux comme une poule ». « Il tombait à mes pieds et les baisait », nous a déclaré l’accusé, alors qu’il ne comprenait pas encore le préjudice que pouvait lui causer cette déclaration ; « c’est une poule épileptique », disait-il de lui dans sa langue pittoresque. Et voilà que l’accusé (lui-même l’atteste) en fait son homme de confiance et l’intimide au point qu’il consent enfin à lui servir d’espion et de rapporteur. Dans ce rôle de mouchard, il trahit son maître, révèle à l’accusé l’existence de l’enveloppe aux billets et les signaux grâce auxquels on peut arriver jusqu’à lui ; d’ailleurs, pouvait-il faire autrement ! « Il me tuera, je m’en rendais bien compte », disait-il en tremblant pendant l’instruction, bien que son bourreau fût déjà arrêté et hors d’état de le molester. « Il me soupçonnait à chaque instant et moi, glacé de terreur, je m’empressais, pour apaiser sa colère, de lui communiquer tous les secrets, afin de prouver ma bonne foi et d’avoir la vie sauve. » Telles sont ses paroles, je les ai notées. « Quand il criait après moi, il m’arrivait de me jeter à ses pieds. » Très honnête de nature, jouissant de la confiance de son maître, qui avait constaté cette honnêteté lorsque son domestique lui rendit l’argent qu’il avait perdu, le malheureux Smerdiakov a dû éprouver un profond repentir de sa trahison envers celui qu’il aimait comme son bienfaiteur. Suivant les observations de psychiatres éminents, les épileptiques gravement atteints ont la manie de s’accuser eux-mêmes. La conscience de leur culpabilité les tourmente, ils éprouvent des remords, souvent sans motif, exagèrent leurs fautes, se forgent même des crimes imaginaires. Il leur arrive parfois de devenir criminels sous l’influence de la peur, de l’intimidation. En outre, vu les circonstances, Smerdiakov pressentait un malheur. Lorsque le fils aîné de Fiodor Pavlovitch, Ivan Fiodorovitch, partit pour Moscou, le jour même du drame, il le supplia de rester, mais sans oser, avec sa lâcheté habituelle, lui faire part de ses craintes d’une façon catégorique. Il se borna à des allusions qui ne furent pas comprises. Il faut noter que, pour Smerdiakov, Ivan Fiodorovitch représentait comme une défense, une garantie que rien de fâcheux n’arriverait tant qu’il serait là. Rappelez-vous l’expression de Dmitri Karamazov dans sa lettre d’ivrogne : « Je tuerai le vieux, pourvu qu’Ivan parte. » Par conséquent, la présence d’Ivan Fiodorovitch paraissait à tous garantir l’ordre et le calme dans la maison. Il part, et Smerdiakov, une heure