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des choses, comme son père. Nous l’avons tous entendu, il était reçu amicalement dans notre société. Il ne cachait pas ses opinions, bien au contraire, ce qui m’enhardit à parler maintenant de lui avec quelque franchise, tout en ne l’envisageant qu’en tant que membre de la famille Karamazov. Hier, tout au bout de la ville, s’est suicidé un malheureux idiot, impliqué étroitement dans cette affaire, ancien domestique et peut-être fils naturel de Fiodor Pavlovitch, Smerdiakov. Il m’a raconté en larmoyant, à l’instruction, que ce jeune Karamazov, Ivan Fiodorovitch, l’avait épouvanté par son nihilisme moral : « D’après lui, tout est permis, et rien dorénavant ne doit être défendu, voilà ce qu’il m’enseignait. » Cette doctrine a dû achever de déranger l’esprit de l’idiot, bien qu’assurément sa maladie et le terrible drame survenu dans la maison lui aient aussi troublé le cerveau. Mais cet idiot est l’auteur d’une remarque qui eût fait honneur à un observateur plus intelligent, voilà pourquoi j’ai parlé de lui. « S’il y a, m’a-t-il dit, un des fils de Fiodor Pavlovitch qui lui ressemble davantage par le caractère, c’est Ivan Fiodorovitch ! » Sur cette remarque, j’interromps ma caractéristique, estimant qu’il serait indélicat de continuer. Oh ! je ne veux pas tirer des conclusions et pronostiquer uniquement la ruine à cette jeune destinée. Nous avons vu aujourd’hui que la vérité est encore puissante dans son jeune cœur, que les sentiments familiaux ne sont pas encore étouffés en lui par l’irréligion et le cynisme des idées, inspirés davantage par l’hérédité que par la véritable souffrance morale.

« Le plus jeune, encore adolescent, est pieux et modeste ; à l’inverse de la doctrine sombre et dissolvante de son frère, il se rapproche des « principes populistes », ou de ce qu’on appelle ainsi dans certains milieux intellectuels. Il s’est attaché à notre monastère, a même failli prendre l’habit. Il incarne, me semble-t-il, inconsciemment, le fatal désespoir qui pousse une foule de gens, dans notre malheureuse société — par crainte du cynisme corrupteur et parce qu’ils attribuent faussement tous nos maux à la culture occidentale — à retourner, comme ils disent, « au sol natal », à se jeter, pour ainsi parler, dans les bras de la terre natale, comme des enfants effrayés par les fantômes se réfugient sur le sein tari de leur mère pour s’endormir tranquillement et échapper aux visions qui les épouvantent. Quant à moi, je forme les meilleurs vœux pour cet adolescent si bien doué, je souhaite que ses nobles sentiments et ses aspirations vers les principes