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je le sais. Un proverbe russe dit : « Si l’on a de l’esprit, c’est bien, mais si un homme d’esprit vient vous voir, c’est encore mieux, car cela fait deux esprits au lieu d’un… »

— On pense mieux à deux que tout seul, souffla avec impatience le procureur, qui savait que le vieillard, entiché de sa lourde faconde germanique, parlait toujours avec une lente prolixité, se souciant peu de faire attendre les gens.

— Eh oui ! c’est ce que je dis, reprit-il avec ténacité : deux esprits valent mieux qu’un. Mais il est resté seul et a laissé le sien… Où l’a-t-il laissé ? Voilà un mot que j’ai oublié, poursuivit-il en agitant la main devant ses yeux, ah oui ! spazieren.

— Se promener ?

— Eh oui ! c’est ce que je dis. Son esprit a donc vagabondé et s’est perdu. Et pourtant, c’était un jeune homme reconnaissant et sensible ; je me le rappelle bien tout petit, abandonné chez son père, dans l’arrière-cour, quand il courait nu-pieds, avec un seul bouton à sa culotte. »

La voix de l’honnête vieillard se teinta d’émotion. Fétioukovitch tressaillit comme s’il pressentait quelque chose.

« Oui, j’étais moi-même encore jeune alors… J’avais quarante-cinq ans et je venais d’arriver ici. J’eus pitié de l’enfant et me dis : « Pourquoi ne pas lui acheter une livre… de quoi ? » j’ai oublié comment ça s’appelle… une livre de ce que les enfants aiment beaucoup, comment est-ce donc ?… et le docteur agita de nouveau les mains — ça croît sur un arbre, ça se récolte.

— Des pommes ?

— Oh non ! ça se vend à la livre, et les pommes à la douzaine… Il y en a beaucoup, c’est tout petit, on les met dans la bouche et crac !…

— Des noisettes ?

— Eh oui ! des noisettes, c’est ce que je dis, confirma le docteur imperturbable, comme s’il n’avait pas cherché le mot, et j’apportai à l’enfant une livre de noisettes ; jamais il n’en avait reçu, je levai le doigt en disant : « Mon garçon ! Gott der Vater. » Il se mit à rire et répéta : Gott der Vater. — Gott der Sohn. Il rit de nouveau et gazouilla : Gott der Sohn. — Gott der heilige Geist[1] ».

Le surlendemain, comme je passais, il me cria de lui-même : « Monsieur, Gott der Vater, Gott der Sohn ». Il avait oublié Gott der heilige Geist, mais je le lui

  1. En allemand : Dieu le Père, Dieu le Fils, Dieu le Saint-Esprit.