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malie ressortait non seulement de la conduite antérieure de l’accusé, mais encore de son attitude présente, et quand on le pria de s’expliquer, le vieux docteur déclara avec ingénuité que l’accusé, en entrant, « n’avait pas un air en rapport avec les circonstances ; il marchait comme un soldat, regardant droit devant lui, alors qu’il aurait dû tourner les yeux à gauche, où se tenaient les dames, car il était grand amateur du beau sexe et devait se préoccuper de ce qu’elles diraient de lui », conclut le vieillard dans sa langue originale. Il s’exprimait volontiers et longuement en russe, mais chacune de ses phrases avait une tournure allemande, ce qui ne le troublait guère, car il s’était imaginé toute sa vie parler un russe excellent, « meilleur même que celui des Russes », et il aimait beaucoup citer les proverbes, affirmant chaque fois que les proverbes russes sont les plus expressifs de tous. Dans la conversation, par distraction peut-être, il oubliait parfois les mots les plus ordinaires, qu’il connaissait parfaitement, mais qui lui échappaient tout à coup. Il en allait de même lorsqu’il parlait allemand ; on le voyait alors agiter la main devant son visage comme pour rattraper l’expression perdue, et personne n’aurait pu le contraindre à poursuivre avant qu’il l’eût retrouvée. Le vieillard était très aimé de nos dames ; elles savaient que, demeuré célibataire, pieux et de mœurs pures, il considérait les femmes comme des créatures idéales et supérieures. Aussi sa remarque inattendue parut-elle des plus bizarres et divertit fort l’assistance.

Le spécialiste de Moscou déclara catégoriquement à son tour qu’il tenait l’état mental de l’accusé pour anormal, « et même au suprême degré ». Il discourut savamment sur « l’obsession » et « la manie » et conclut que, d’après toutes les données recueillies, l’accusé, plusieurs jours déjà avant son arrestation, se trouvait en proie à une obsession maladive incontestable ; s’il avait commis un crime, c’était presque involontairement, sans avoir la force de résister à l’impulsion qui l’entraînait. Mais, outre « l’obsession », le docteur avait constaté de « la manie », ce qui constituait, d’après lui, un premier pas vers la démence complète. (N.B. Je rapporte ses dires en langage courant, le docteur s’exprimait dans une langue savante et spéciale.) « Tous ses actes sont au rebours du bon sens et de la logique, poursuivit-il. Sans parler de ce que je n’ai pas vu, c’est-à-dire du crime et de tout ce drame ; avant-hier, en causant avec moi, il avait un regard fixe et inexplicable. Il riait brusquement et sans motif, en proie à une véritable irritation permanente et incompréhensible. Il