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on lui trouverait certainement une queue fauve, longue d’une aune, lisse comme celle d’un chien danois… Aliocha, tu es transi, tu as reçu la neige, veux-tu du thé ? Il est froid, je vais faire préparer le samovar… C’est à ne pas mettre un chien dehors.[1] »

Aliocha courut au lavabo, mouilla la serviette, persuada Ivan de se rasseoir et la lui appliqua sur la tête. Il s’assit à côté de lui.

« Qu’est-ce que tu me disais tantôt de Lise ? reprit Ivan. (Il devenait fort loquace.) Lise me plaît. Je t’ai mal parlé d’elle. C’est faux, elle me plaît. J’ai peur demain, pour Katia surtout, pour l’avenir. Elle m’abandonnera demain et me foulera aux pieds. Elle croit que je perds Mitia par jalousie, à cause d’elle, oui, elle croit cela ! Mais non ! Demain, ce sera la croix et non la potence. Non, je ne me pendrai pas. Sais-tu que je ne pourrai jamais me tuer, Aliocha ! Est-ce par lâcheté ? Je ne suis pas un lâche. C’est par amour de la vie ! Comment savais-je que Smerdiakov s’était pendu ? Oui, c’est lui qui me l’a dit…

— Et tu es persuadé que quelqu’un est venu ici ?

— Sur ce divan, dans le coin. Tu l’auras chassé. Oui, c’est toi qui l’as mis en fuite, il a disparu à ton arrivée. J’aime ton visage, Aliocha. Le savais-tu ? Mais lui, c’est moi, Aliocha, moi-même. Tout ce qu’il y a en moi de bas, de vil, de méprisable ! Oui, je suis un « romantique », il l’a remarqué… pourtant c’est une calomnie. Il est affreusement bête, mais c’est par là qu’il réussit. Il est rusé, bestialement rusé, il sait très bien me pousser à bout. Il me narguait en disant que je crois en lui ; c’est ainsi qu’il m’a forcé à l’écouter. Il m’a mystifié comme un gamin. D’ailleurs, il m’a dit sur mon compte bien des vérités, des choses que je ne me serais jamais dites. Sais-tu, Aliocha, sais-tu, ajouta Ivan sur un ton confidentiel, je voudrais bien que ce fût réellement lui, et non pas moi !

— Il t’a fatigué, dit Aliocha en regardant son frère avec compassion.

— Il m’a agacé, et fort adroitement : « La conscience, qu’est-ce que cela ? C’est moi qui l’ai inventée. Pourquoi a-t-on des remords ? Par habitude. L’habitude qu’a l’humanité depuis sept mille ans. Défaisons-nous de l’habitude et nous serons des dieux. » C’est lui qui l’a dit !

— Mais pas toi, pas toi ? s’écria malgré lui Aliocha avec un lumineux regard. Eh bien, laisse-le, oublie-le donc ! Qu’il

  1. En français dans le texte.