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régler sa vie comme il lui plaît, selon les principes nouveaux. Dans ce sens, tout lui est permis. Plus encore : même si cette époque ne doit jamais arriver, comme Dieu et l’immortalité n’existent pas, il est permis à l’homme nouveau de devenir un homme-dieu, fût-il seul au monde à vivre ainsi. Il pourrait désormais, d’un cœur léger, s’affranchir des règles de la morale traditionnelle, auxquelles l’homme était assujetti comme un esclave. Pour Dieu, il n’existe pas de loi. Partout où Dieu se trouve, il est à sa place ! Partout où je me trouverai, ce sera la première place… Tout est permis, un point, c’est tout !… Tout ça est très gentil ; seulement si l’on veut tricher, à quoi bon la sanction de la vérité ? Mais notre Russe contemporain est ainsi fait ; il ne se décidera pas à tricher sans cette sanction, tant il aime la vérité… »

Entraîné par son éloquence, le visiteur élevait de plus en plus la voix et considérait avec ironie le maître de la maison ; mais il ne put achever. Ivan saisit tout à coup un verre sur la table et le lança sur l’orateur.

« Ah ! mais, c’est bête enfin ![1] s’exclama l’autre en se levant vivement et en essuyant les gouttes de thé sur ses habits ; il s’est souvenu de l’encrier de Luther ! Il veut voir en moi un songe et lance des verres à un fantôme ! C’est digne d’une femme ! Je me doutais bien que tu faisais semblant de te boucher les oreilles, et que tu écoutais… »

À ce moment, on frappa à la fenêtre avec insistance. Ivan Fiodorovitch se leva.

« Tu entends, ouvre donc, s’écria le visiteur, c’est ton frère Aliocha qui vient t’annoncer une nouvelle des plus inattendues, je t’assure !

— Tais-toi, imposteur, je savais avant toi que c’est Aliocha, je le pressentais, et certes il ne vient pas pour rien, il apporte évidemment une « nouvelle » ! s’écria Ivan avec exaltation.

— Ouvre donc, ouvre-lui. Il fait une tourmente de neige, et c’est ton frère. Monsieur sait-il le temps qu’il fait ? C’est à ne pas mettre un chien dehors.[2] »

On continuait de frapper. Ivan voulait courir à la fenêtre, mais se sentit comme paralysé. Il s’efforçait de briser les liens qui le retenaient, mais en vain. On frappait de plus en plus fort. Enfin les liens se rompirent et Ivan Fiodorovitch se releva. Les deux bougies achevaient de se consumer, le verre qu’il avait lancé à son hôte était sur la table. Sur le

  1. En français dans le texte.
  2. En français dans le texte.