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plus agréable divertissement aux heures de tristesse. Voici une historiette de ces jours derniers. Une jeune Normande, une blonde de vingt ans, arrive chez un vieux Père. Une beauté, un corps à faire venir l’eau à la bouche. Elle s’agenouille, murmure son péché à travers le grillage. « Comment, ma fille, vous voilà retombée ?… Ô Sancta Maria, qu’entends-je, c’est déjà un autre. Jusqu’à quand cela durera-t-il ; n’avez-vous pas honte ? — Ah, mon Père, répond la pécheresse éplorée, ça lui a fait tant de plaisir et à moi si peu de peine ! »[1] Considère cette réponse ! C’est le cri de la nature elle-même, cela vaut mieux que l’innocence ! Je lui ai donné l’absolution et je me retournais pour m’en aller, quand j’entendis le Père lui fixer un rendez-vous pour le soir. Si résistant qu’ait été le vieillard, il avait succombé aussitôt à la tentation. La nature, la vérité ont pris leur revanche ! Pourquoi fais-tu la grimace ? te voilà encore fâché ? Je ne sais plus que faire pour t’être agréable…

— Laisse-moi, tu m’obsèdes comme un cauchemar, gémit Ivan vaincu par sa vision ; tu m’ennuies et tu me tourmentes. Je donnerais beaucoup pour te chasser !

— Encore un coup, modère tes exigences, n’exige pas de moi « le grand et le beau », et tu verras comme nous serons bons amis, dit le gentleman d’un ton suggestif. En vérité, tu m’en veux de n’être pas apparu dans une lueur rouge, « parmi le tonnerre et les éclairs », les ailes roussies, mais de m’être présenté dans une tenue aussi modeste. Tu es froissé dans tes sentiments esthétiques d’abord, ensuite dans ton orgueil : un si grand homme recevoir la visite d’un diable aussi banal ! Il y a en toi cette fibre romantique raillée par Biélinski ! Que faire, jeune homme ! Tout à l’heure, au moment de venir chez toi, j’ai pensé, pour plaisanter, prendre l’apparence d’un conseiller d’État en retraite, décoré des ordres du Lion et du Soleil, mais je n’ai pas osé, car tu m’aurais battu : Comment ! mettre sur ma poitrine les plaques du Lion et du Soleil, au lieu de l’Étoile polaire ou de Sirius ! Et tu insistes sur ma bêtise. Mon Dieu, je ne prétends pas avoir ton intelligence. Méphistophélès, en apparaissant à Faust, affirme qu’il veut le mal, et ne fait que le bien. Libre à lui, moi c’est le contraire. Je suis peut-être le seul être au monde qui aime la vérité et veuille sincèrement le bien. J’étais là quand le Verbe crucifié monta au ciel, emportant l’âme du bon larron ; j’ai

  1. En français dans le texte.