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ridicule de faire des vers… Seulement, les miens sont bons. On veut élever une statue à Pouchkine pour avoir chanté les pieds des femmes[1] ; mes vers à moi ont une teinte morale ; vous-même n’êtes qu’un réactionnaire réfractaire à l’humanité, au progrès, étranger au mouvement des idées, un rond-de-cuir, un preneur de pots-de-vin ! » Alors je me mis à crier, à les supplier. Piotr Ilitch, vous le savez, n’a pas froid aux yeux ; il prit une attitude fort digne, le regarda ironiquement et lui fit des excuses : « Je ne savais pas, dit-il ; sinon je me serais exprimé autrement, j’aurais loué vos vers… Les poètes sont une engeance irritable. » Bref, des railleries débitées du ton le plus sérieux. Lui-même m’a avoué ensuite qu’il raillait, moi je m’y étais laissé prendre. Je songeais alors, étendue comme maintenant : dois-je ou non chasser Mikhaïl Ivanovitch pour son intempérance de langage envers mon hôte ? Le croiriez-vous, j’étais là étendue, les yeux fermés, sans parvenir à me décider ; je me tourmentais, mon cœur battait : crierai-je ou ne crierai-je pas ? Une voix me disait : « crie », et l’autre : « ne crie pas ! » À peine eus-je entendu cette autre voix que je me mis à crier ; puis je m’évanouis. Naturellement ce fut une scène bruyante. Tout à coup, je me suis levée, et j’ai dit à Mikhaïl Ivanovitch : « Je regrette beaucoup, mais je ne veux plus vous voir chez moi. » Voilà comment je l’ai mis à la porte. Ah, Alexéi Fiodorovitch, je sais bien que j’ai mal agi ; je mentais, je n’étais nullement fâchée contre lui, mais soudain, il me sembla que ce serait très bien, cette scène… Seulement, le croiriez-vous, cette scène était pourtant naturelle, car je pleurais vraiment, et j’ai même pleuré quelques jours après encore, enfin je finis par tout oublier, une fois, après déjeuner. Il avait cessé ses visites depuis quinze jours ; je me demandais : « Est-il possible qu’il ne revienne plus ? » C’était hier, et voilà que dans la soirée on m’apporte ces « Bruits ». Je lus et demeurai bouche bée : de qui était-ce ? De lui ! sitôt rentré, il avait griffonné ça pour l’envoyer au journal, qui l’a publié. Aliocha, je bavarde à tort et à travers, mais c’est plus fort que moi !

— Il faut que j’arrive à temps chez mon frère, balbutia Aliocha.

— Précisément, précisément ! Ça me rappelle tout ! Dites-moi, qu’est-ce que l’obsession ?

— Quelle obsession ? demanda Aliocha surpris.

  1. C’est surtout dans le premier chapitre d’Eugène Oniéguine (1823) que Pouchkine a un peu trop chanté les jolis pieds féminins.