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— Pourquoi elle ne part pas avec Oniéguine ? Est-ce que vous… comprenez déjà ça ?

— Permettez, je crois que vous me prenez pour le jeune Smourov ! s’exclama Kolia avec un sourire irrité. D’ailleurs, n’allez pas croire que je sois un grand révolutionnaire. Je suis souvent en désaccord avec M. Rakitine. Je ne suis pas partisan de l’émancipation des femmes. Je reconnais que la femme est une créature inférieure et doit obéir. Les femmes tricotent[1], a dit Napoléon — Kolia sourit — et, du moins en cela, je suis tout à fait de l’avis de ce pseudo-grand homme. J’estime également que c’est une lâcheté de s’expatrier en Amérique, pis que cela, une sottise. Pourquoi aller en Amérique, quand on peut travailler chez nous au bien de l’humanité ? Surtout maintenant. Il y a tout un champ d’activité féconde. C’est ce que j’ai répondu.

— Comment, répondu ? À qui ? Est-ce qu’on vous a déjà proposé d’aller en Amérique ?

— On m’y a poussé, je l’avoue, mais j’ai refusé. Ceci, bien entendu, entre nous, Karamazov, motus, vous entendez. Je n’en parle qu’à vous. Je n’ai aucune envie de tomber entre les pattes de la Troisième Section et de prendre des leçons au pont des Chaînes[2].

« Tu te rappelleras le bâtiment.
Près du pont des Chaînes ».

« Vous souvenez-vous ? C’est magnifique ! Pourquoi riez-vous ? Ne pensez-vous pas que je vous ai raconté des blagues ? (Et s’il apprend que je ne possède que cet unique numéro de la Cloche[3] et que je n’ai rien lu d’autre ? songea Kolia en frissonnant.)

— Oh ! non, je ne ris pas et je ne pense nullement que vous m’avez menti, pour la bonne raison que c’est hélas ! la pure vérité ! Dites-moi, avez-vous lu l’Oniéguine de Pouchkine ? Vous parliez de Tatiana…

— Non, pas encore, mais je veux le lire. Je suis sans préjugés, Karamazov. Je veux entendre l’une et l’autre partie. Pourquoi cette question ?

— Comme ça.

  1. En français dans le texte.
  2. La Troisième section, police secrète politique, avait son siège près du pont des Chaînes – Tsiépnoï Most.
  3. La célèbre revue éditée par Herzen à Londres et introduite clandestinement en Russie.