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mirent à brailler : « Tu l’as fait exprès ! — Mais non ! — Mais si ! — Au juge de paix ! » On m’emmena aussi : « Toi aussi tu étais là, tu étais de mèche avec lui, tout le marché te connaît ! » En effet, je suis connu de tout le marché, ajouta Kolia avec fierté. Nous allâmes tous chez le juge de paix, sans oublier l’oie. Et voilà mon gars, pris de peur, qui se met à chialer ; il pleurait comme une femme. Le charretier criait : « De cette manière, on peut en tuer autant qu’on veut, des oies. » Les témoins suivaient, naturellement. Le juge de paix eut bientôt prononcé : un rouble d’indemnité au charretier, l’oie revenant au gars. il ne fallait plus se permettre de pareilles plaisanteries à l’avenir. Le gars ne cessait de geindre : « Ce n’est pas moi, c’est lui qui m’a appris ! » Je répondis avec un grand sang-froid que je ne lui avais rien appris, mais seulement exprimé une idée générale : il ne s’agissait que d’un projet. Le juge Niéfidov sourit et s’en voulut aussitôt d’avoir souri : « Je vais faire mon rapport à votre directeur, me dit-il, pour que dorénavant vous ne mûrissiez plus de tels projets, au lieu d’étudier et d’apprendre vos leçons. » Il n’en fit rien, mais l’affaire s’ébruita et parvint en effet aux oreilles de la direction ; on sait qu’elles sont longues ! Le professeur Kalbasnikov était particulièrement monté, mais Dardanélov prit de nouveau ma défense. Kalbasnikov est maintenant fâché contre nous tous, comme un âne rouge. Tu as entendu dire, Ilioucha, qu’il s’est marié ; il a pris mille roubles de dot aux Mikhaïlov, la fiancée est un laideron de première classe. Les élèves de troisième ont aussitôt composé une épigramme. Elle est drôle, je te l’apporterai plus tard. Je ne dis rien de Dardanélov : c’est un homme qui a de solides connaissances. Je respecte les gens comme lui, et ce n’est pas parce qu’il ma défendu… »

— Pourtant, tu lui as damé le pion au sujet de la fondation de Troie ! » fit remarquer Smourov, tout fier de Krassotkine. L’histoire de l’oie lui avait beaucoup plu.

« Cela se peut-il ? intervint servilement le capitaine. Il s’agit de la fondation de Troie ? Nous en avons déjà entendu parler. Ilioucha me l’avait raconté…

— Il sait tout, papa, c’est le plus instruit d’entre nous ! dit Ilioucha. Il se donne des airs comme ça, mais il est toujours le premier. »

Ilioucha contemplait Kolia avec un bonheur infini.

« C’est une bagatelle, je considère cette question comme futile », répliqua Kolia avec une modestie fière.

Il avait réussi à prendre le ton voulu, bien qu’il fût un peu troublé ; il sentait