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Morozov, à ton intention, vieux, à ton intention. Il ne s’en servait pas, ça lui venait de son frère, je l’ai échangé contre un livre de la bibliothèque de papa : le Cousin de Mahomet ou la Folie salutaire[1]. C’est une œuvre libertine d’il y a cent ans, quand la censure n’existait pas encore à Moscou. Morozov est amateur de ces choses-là. Il m’a même remercié… »

Kolia tenait le canon à la main, de sorte que tout le monde pouvait le voir et l’admirer. Ilioucha se souleva et, tout en continuant à étreindre Carillon de la main droite, il contemplait le jouet avec délices. L’effet atteignit son comble lorsque Kolia déclara qu’il avait aussi de la poudre et qu’on pouvait tirer, « si toutefois cela ne dérange pas les dames ! » « Maman » demanda qu’on la laissât regarder le jouet de plus près, ce qui fut fait aussitôt. Le petit canon de bronze muni de roues lui plut tellement qu’elle se mit à le faire rouler sur ses genoux. Comme on lui demandait la permission de tirer, elle y consentit aussitôt, sans comprendre, d’ailleurs, de quoi il s’agissait. Kolia exhiba la poudre et la grenaille. Le capitaine, en qualité d’ancien militaire, s’occupa de la charge, versa un peu de poudre, priant de réserver la grenaille pour une autre fois. On mit le canon sur le plancher, la gueule tournée vers un espace libre ; on introduisit dans la lumière quelques grains de poudre et on l’enflamma avec une allumette. Le coup partit très bien. « Maman » avait tressailli, mais se mit aussitôt à rire. Les enfants regardaient dans un silence solennel, le capitaine surtout exultait en regardant Ilioucha. Kolia releva le canon, et en fit cadeau sur-le-champ à Ilioucha, ainsi que de la poudre et de la grenaille.

« C’est pour toi, pour toi ! Je l’ai préparé depuis longtemps à ton intention, répéta-t-il au comble du bonheur.

— Ah ! donnez-le-moi, plutôt, donnez-le-moi », demanda tout à coup « maman » d’une voix d’enfant.

Elle avait l’air inquiet, appréhendant un refus. Kolia se troubla. Le capitaine s’agita.

« Petite mère, le canon est à toi, mais Ilioucha le gardera parce qu’on le lui a donné ; c’est la même chose, Ilioucha te laissera toujours jouer avec, il sera à vous deux…

— Non, je ne veux pas qu’il soit à nous deux, mais à moi seule et non à Ilioucha, continua la maman, prête à pleurer.

— Maman, prends-le, le voici, prends-le ! cria Ilioucha. Krassotkine, puis-je le donner à maman ? » Et il se tourna d’un

  1. Roman libertin de Fromaget (1742), dont une traduction par K. Rembrovski parut en effet à Moscou en 1785.