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l’incertitude sans parvenir à prendre une décision ; aussi pensait-il non sans raison qu’elle devait parfois le détester, lui et sa passion. Tel était peut-être le cas ; mais il ne pouvait comprendre exactement ce qui causait l’anxiété de Grouchegnka. À vrai dire, toute la question qui le tourmentait se ramenait à une alternative : « Lui, Mitia, ou Fiodor Pavlovitch. » Ici il faut noter un fait certain : il était persuadé que son père ne manquerait pas d’offrir à Grouchegnka de l’épouser (si ce n’était déjà fait), et ne croyait pas un instant que le vieux libertin espérât s’en tirer avec trois mille roubles. Il connaissait en effet le caractère de la donzelle. Voilà pourquoi il lui semblait parfois que le tourment de Grouchegnka et son indécision provenaient uniquement de ce qu’elle ne savait qui choisir, ignorant lequel lui rapporterait davantage. Quant au prochain retour de l’ « officier », de l’homme qui avait joué un rôle fatal dans sa vie, et dont elle attendait l’arrivée avec tant d’émotion et d’effroi — chose étrange —, il n’y pensait même pas. Il est vrai que Grouchegnka avait gardé le silence là-dessus pendant ces derniers jours. Pourtant, Mitia connaissait la lettre reçue un mois auparavant et même une partie de son contenu. Grouchegnka la lui avait alors montrée dans un moment d’irritation, sans qu’il y attachât d’importance, ce qui la surprit. Il eût été difficile d’expliquer pourquoi ; peut-être simplement parce que, accablé par sa funeste rivalité avec son père, il ne pouvait rien imaginer de plus dangereux à ce moment. Il ne croyait guère à un fiancé surgi on ne sait d’où, après cinq ans d’absence, ni à sa prochaine arrivée, annoncée d’ailleurs en termes vagues. La lettre était nébuleuse, emphatique, sentimentale, et Grouchegnka lui avait dissimulé les dernières lignes, qui parlaient plus clairement de retour. De plus, Mitia se rappela par la suite l’air de dédain avec lequel Grouchegnka avait reçu ce message venu de Sibérie. Elle borna là ses confidences sur ce nouveau rival, de sorte que peu à peu, il oublia l’officier. Il croyait seulement à l’imminence d’un conflit avec Fiodor Pavlovitch. Plein d’anxiété, il attendait à chaque instant la décision de Grouchegnka et pensait qu’elle viendrait brusquement, par inspiration. Si elle allait lui dire : « Prends-moi, je suis à toi pour toujours », tout serait terminé ; il l’emmènerait le plus loin possible, sinon au bout du monde, du moins au bout de la Russie ; ils se marieraient et s’installeraient incognito, ignorés de tous. Alors commencerait une vie nouvelle, régénérée, « vertueuse », dont il rêvait avec passion. Le bourbier où il s’était enlisé volontairement