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Cette attitude et toute sa conversation précédente avec le starets, qu’on n’attendait pas de lui, frappèrent tout le monde par je ne sais quoi d’énigmatique et de solennel ; de sorte qu’un silence général régna pour un instant, et que le visage d’Aliocha exprima presque l’effroi. Mais Mioussov leva les épaules en même temps que Fiodor Pavlovitch se levait.

« Divin et saint starets, s’exclama-t-il en désignant Ivan Fiodorovitch, voilà mon fils bien-aimé, la chair de ma chair ! C’est pour ainsi dire mon très révérencieux Karl Moor, mais voici mon autre fils qui vient d’arriver, Dmitri Fiodorovitch, contre lequel je demande satisfaction auprès de vous, c’est le très irrévérencieux Franz Moor, — tous deux empruntés aux Brigands de Schiller — et moi, dans la circonstance, je suis le Regierender Graf von Moor[1] ! Jugez-nous et sauvez-nous ! Nous avons besoin non seulement de vos prières, mais de vos pronostics.

— Parlez d’une manière raisonnable et ne commencez pas par offenser vos proches », répondit le starets d’une voix exténuée. Sa fatigue augmentait et ses forces décroissaient visiblement.

« C’est une indigne comédie, que je prévoyais en venant ici ! s’écria avec indignation Dmitri Fiodorovitch, qui s’était levé, lui aussi. Excusez-moi, mon Révérend Père, je suis peu instruit et j’ignore même comment on vous appelle, mais votre bonté a été trompée, vous n’auriez pas dû nous accorder cette entrevue chez vous. Mon père avait seulement besoin de scandale. Dans quel dessein ? Je l’ignore, mais il n’agit que par calcul. D’ailleurs, je crois maintenant savoir pourquoi…

— Tout le monde m’accuse, cria à son tour Fiodor Pavlovitch, y compris Piotr Alexandrovitch ! Oui, vous m’avez accusé, Piotr Alexandrovitch ! reprit-il en se retournant vers Mioussov, bien que celui-ci ne songeât nullement à l’interrompre. On m’accuse d’avoir caché l’argent de mon enfant et

  1. Ce sont là les personnages principaux des Brigands de Schiller (1781). Dès l’âge de dix ans Dostoïevski s’enthousiasma pour cette pièce que son frère Michel devait traduire en 1857. Les thèmes schillériens sont fort nombreux dans Les frères Karamazov. La question a été étudiée par M. Tchijevski dans la Zeitschrift für slavische Philologie, 1929, VI : Schiller und Brüder Karamazov. Cet article, très intéressant, n’épuise peut-être pas le sujet : l’influence de Schiller, notamment du Schiller de la première période, se fait sentir non seulement dans les idées mais dans le style de notre auteur.