Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/68

Cette page n’a pas encore été corrigée

sans savoir pourquoi. D’ailleurs, le starets ne l’observait plus. Il était entré en conversation avec le moine qui attendait sa venue, comme nous l’avons dit, à côté du fauteuil de Lise. C’était, à le voir, un moine d’une condition des plus modestes, aux idées étroites et arrêtées, mais croyant et obstiné en son genre. Il raconta qu’il habitait loin, dans le Nord, près d’Obdorsk[1], Saint-Sylvestre, un pauvre monastère qui ne comptait que neuf moines. Le starets le bénit, l’invita à venir dans sa cellule quand bon lui semblerait.

« Comment pouvez-vous tenter de telles choses ? » demanda le moine en montrant gravement Lise. Il faisait allusion à sa « guérison ».

« Il est encore trop tôt pour en parler. Un soulagement n’est pas la guérison complète et peut avoir d’autres causes. Mais ce qui a pu se passer est dû uniquement à la volonté de Dieu. Tout vient de Lui. Venez me voir, mon Père, ajouta-t-il, je ne pourrai pas toujours vous recevoir, je suis souffrant et sais que mes jours sont comptés.

— Oh ! non, non, Dieu ne vous enlèvera pas à nous, vous vivrez encore longtemps, longtemps, s’écria la mère. Comment seriez-vous malade ? Vous paraissez si bien portant, gai et heureux.

— Je me sens beaucoup mieux aujourd’hui, mais je sais que ce n’est pas pour longtemps. Je connais maintenant à fond ma maladie. Si je vous semble si gai, rien ne peut me faire plus de plaisir que de vous l’entendre dire. Car le bonheur est la fin de l’homme, et celui qui a été parfaitement heureux a le droit de se dire : « J’ai accompli la loi divine sur cette terre. » Les justes, les saints, les martyrs ont tous été heureux.

— Oh ! les hardies, les sublimes paroles ! s’exclama la mère. Elles vous transpercent ! Cependant, le bonheur, où est-il ? Qui peut se dire heureux ? Oh, puisque vous avez eu la bonté de nous permettre de vous voir encore aujourd’hui, écoutez tout ce que je ne vous ai pas dit la dernière fois, ce que je n’osais pas vous dire, ce dont je souffre depuis si longtemps ! Car je souffre, excusez-moi, je souffre… »

Et, dans un élan de ferveur, elle joignit les mains devant lui.

« De quoi souffrez-vous particulièrement ?

  1. Petite ville située à l’extrémité nord de Tobolsk (Sibérie Occidentale).