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fille, âgée de quatorze ans, avait les jambes paralysées. La pauvre fillette ne marchait plus depuis six mois ; on la transportait dans une chaise longue à roulettes. Elle avait un délicieux visage, un peu amaigri par la maladie, mais gai ; des lueurs folâtres brillaient dans ses grands yeux sombres, qu’ombrageaient de longs cils. Depuis le printemps, la mère se disposait à l’emmener à l’étranger, mais des travaux entrepris dans leur domaine les avaient retardées. Elles séjournaient depuis huit jours dans notre ville plus pour affaire que par dévotion ; néanmoins elles avaient déjà rendu visite au starets, trois jours auparavant. Elles étaient revenues encore une fois, et tout en sachant que le starets ne pouvait presque plus recevoir personne, elles suppliaient qu’on leur accordât « le bonheur de voir le grand guérisseur ». En attendant sa venue, la mère était assise à côté du fauteuil de sa fille ; à deux pas se tenait debout un vieux moine, venu d’un lointain monastère du Nord et qui désirait recevoir la bénédiction du starets. Mais celui-ci, apparu sur la galerie, alla droit au peuple. La foule se pressait autour du perron de trois marches qui réunissait la galerie basse au sol. Le starets s’arrêta sur la marche supérieure, revêtit l’étole et bénit les femmes qui l’entouraient. On lui amena une possédée qu’on tenait par les deux mains. Dès qu’elle aperçut le starets, elle fut prise d’un hoquet, poussant des gémissements et secouée par des spasmes comme dans une crise éclamptique. Lui ayant recouvert la tête de l’étole, le starets prononça sur elle une courte prière, et elle s’apaisa aussitôt. J’ignore ce qui se passe maintenant, mais dans mon enfance j’eus souvent l’occasion de voir et d’entendre ces possédées, dans les villages et les monastères. Amenées à la messe, elles glapissaient et aboyaient dans l’église, mais quand on apportait le Saint-Sacrement et qu’elles s’en approchaient, la « crise démoniaque » cessait aussitôt et les malades s’apaisaient toujours pour un certain temps. Encore enfant, cela m’étonnait et me surprenait fort. J’entendais alors certains propriétaires fonciers et surtout des instituteurs de la ville répondre à mes questions que c’était une simulation pour ne pas travailler, et que l’on pouvait toujours la réprimer en se montrant sévère ; on citait à l’appui diverses anecdotes. Par la suite, j’appris avec étonnement de médecins spécialistes qu’il n’y avait là aucune simulation, que c’était une terrible maladie des femmes, attestant, plus particulièrement en Russie, la dure condition de nos paysannes. Elle provenait de travaux accablants, exécutés trop tôt après des couches laborieuses,