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l’air et — comme fauché — s’écroula sur le sol en criant : « Mon Seigneur a vaincu ! Le Christ a vaincu le soleil couchant ! »

Il poussait des cris de forcené, les bras tendus vers le soleil et la face contre terre ; puis il se mit à pleurer comme un petit enfant, secoué par les sanglots, écartant les bras par terre.

Tous alors s’élancèrent vers lui, des exclamations retentirent, des sanglots… Une sorte de délire s’était emparé d’eux tous.

« Voilà un saint ! Voilà un juste ! s’écriait-on sans crainte ; il mérite d’être starets, ajoutaient d’autres avec emportement.

— Il ne voudra pas être starets… lui-même refusera… Il ne servira pas cette nouveauté maudite… Il n’ira pas imiter leurs folies », reprirent d’autres voix.

Il est difficile de se figurer ce qui serait arrivé, mais juste à ce moment la cloche appela au service divin. Tous se signèrent. Le Père Théraponte se releva, se signa lui aussi, puis se dirigea vers sa cellule sans se retourner, en tenant des propos incohérents. Un petit nombre le suivit, mais la plupart se dispersèrent, pressés d’aller à l’office. Le Père Païsius céda la place au Père Joseph et sortit. Les clameurs des fanatiques ne pouvaient l’ébranler, mais il sentit soudain une tristesse particulière lui envahir le cœur. Il comprit que cette angoisse provenait, en apparence, d’une cause insignifiante. Le fait est que, dans la foule qui se pressait à l’entrée de la cellule, il avait aperçu Aliocha parmi les agités et se souvenait d’avoir éprouvé alors une sorte de souffrance. « Ce jeune homme tiendrait-il maintenant une telle place dans mon cœur ? » se demanda-t-il avec surprise. À cet instant, Aliocha passa à côté de lui, se hâtant on ne savait où, mais pas du côté de l’église. Leurs regards se rencontrèrent. Aliocha détourna les yeux et les baissa ; rien qu’à son air le Père Païsius devina le profond changement qui s’opérait en lui en ce moment.

« As-tu aussi été séduit ? s’écria le Père Païsius. Serais-tu avec les gens de peu de foi ? » ajouta-t-il tristement.

Aliocha s’arrêta, le regarda vaguement, puis de nouveau il détourna les yeux et les baissa. Il se tenait de côté, sans faire face à son interlocuteur. Le Père Païsius l’observait avec attention.

« Où vas-tu si vite ? On sonne pour l’office, demanda-t-il encore, mais Aliocha ne répondit rien.