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elle ! J’ai vu dans les usines des enfants de neuf ans, débiles, atrophiés, voûtés et déjà corrompus. Un local étouffant, le bruit des machines, le travail incessant, les obscénités, l’eau-de-vie, est-ce là ce qui convient à l’âme d’un jeune enfant ? Il lui faut le soleil, les jeux de son âge, de bons exemples et un minimum de sympathie. Il faut que cela cesse ; religieux, mes frères, les souffrances des enfants doivent prendre fin, levez-vous et prêchez. Mais Dieu sauvera la Russie, car si le bas peuple est perverti et croupit dans le péché, il sait que Dieu a le péché en horreur et qu’il est coupable devant Lui. De sorte que notre peuple n’a pas cessé de croire à la vérité ; il reconnaît Dieu et verse des larmes d’attendrissement. Il n’en va pas de même chez les grands. Adeptes de la science, ils veulent s’organiser équitablement par leur seule raison, sans le Christ ; déjà ils ont proclamé qu’il n’y a pas de crime ni de péché. Ils ont raison à leur point de vue, car sans Dieu, où est le crime ? En Europe, le peuple se soulève déjà contre les riches ; partout ses chefs l’incitent au meurtre et lui enseignent que sa colère est juste. Mais « maudite est leur colère, car elle est cruelle ». Quant à la Russie, le Seigneur la sauvera comme il l’a sauvée maintes fois. C’est du peuple que viendra le salut, de sa foi, de son humilité. Mes Pères, préservez la foi du peuple, je ne rêve pas : toute ma vie j’ai été frappé de la noble dignité de notre grand peuple, je l’ai vue, je puis l’attester. Il n’est pas servile, après un esclavage de deux siècles. Il est libre d’allure et de manières, mais sans vouloir offenser personne. Il n’est ni vindicatif ni envieux. « Tu es distingué, riche, intelligent, tu as du talent — soit, que Dieu te bénisse. Je te respecte, mais sache que moi aussi je suis un homme. Le fait que je te respecte sans t’envier te révèle ma dignité humaine. » En vérité, s’ils ne le disent pas (car ils ne savent pas encore le dire), ils agissent ainsi, je l’ai vu, je l’ai éprouvé moi-même, et, le croirez-vous ? plus l’homme russe est pauvre et humble, plus on remarque en lui cette noble vérité, car les riches parmi eux, les accapareurs et les sangsues sont déjà pervertis pour la plupart, et notre négligence, notre indifférence y sont pour beaucoup. Mais Dieu sauvera les siens, car la Russie est grande par son humilité. Je songe à notre avenir, il me semble le voir apparaître, car il arrivera que le riche le plus dépravé finira par rougir de sa richesse vis-à-vis du pauvre, et le pauvre, voyant son humilité, comprendra et répondra joyeusement, amicalement, à sa noble confusion. Soyez sûrs de ce dénouement ; on y tend ! Il n’y a d’égalité que dans la dignité spirituelle, et