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avec insistance pour me faire ses adieux. Au premier abord, je vis que ses jours étaient comptés. Affaibli, le teint jaune, les mains tremblantes, il suffoquait, mais il y avait de la joie, de l’émotion dans son regard.

« Cela s’est accompli ! prononça-t-il ; il y a longtemps que je désirais te voir, pourquoi n’es-tu pas venu ? »

Je lui dissimulai qu’on m’avait consigné sa porte.

« Dieu me prend en pitié et me rappelle à lui. Je sais que je vais mourir, mais je me sens calme et joyeux, pour la première fois depuis tant d’années. Après ma confession, ce fut dans mon âme le paradis. Maintenant j’ose aimer mes enfants et les embrasser. On ne me croit pas, personne ne m’a cru, ni ma femme ni mes juges ; mes enfants ne le croiront jamais. J’y vois la preuve de la miséricorde divine envers eux. Ils hériteront d’un nom sans tache. À présent, je pressens Dieu, mon cœur exulte comme en paradis… J’ai accompli mon devoir… »

Incapable de parler, il haletait, me serrait la main, me regardait d’un air exalté. Mais nous ne causâmes pas longtemps, sa femme nous surveillait furtivement. Il put cependant murmurer :

« Te rappelles-tu que je suis retourné chez toi à minuit ? Je te recommandai même de t’en souvenir. Sais-tu pourquoi je venais ? Je venais pour te tuer ! »

Je frissonnai.

« Après t’avoir quitté, je rôdai dans les ténèbres, en lutte avec moi-même. Tout à coup je ressentis pour toi une haine presque intolérable. « Maintenant, pensai-je, il me tient, c’est mon juge, je suis forcé de me dénoncer, car il sait tout. » Non que je craignisse ta dénonciation (je n’y songeais pas), mais je me disais : « Comment oserai-je le regarder, si je ne m’accuse pas ? » Et quand tu aurais été aux antipodes, la seule idée que tu existes et me juges, sachant tout, m’eût été insupportable. Je te pris en haine, comme responsable de tout. Je retournai chez toi, me rappelant que tu avais un poignard sur ta table. Je m’assis et te priai d’en faire autant ; durant une minute je réfléchis. En te tuant, je me perdais, même sans avouer l’autre crime. Mais je n’y songeais pas, je ne voulais pas y songer à cet instant. Je te haïssais et brûlais de me venger de toi. Mais le Seigneur l’emporta sur le diable dans mon cœur. Sache, pourtant, que tu n’as jamais été si près de la mort. »

Il mourut au bout d’une semaine. Toute la ville suivit son cercueil. Le prêtre prononça une allocution émue. On déplora