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je n’attirais guère l’attention, on me recevait cordialement, rien de plus ; maintenant, c’était à qui ferait ma connaissance et m’inviterait : on riait de moi, tout en m’aimant. Bien qu’on parlât ouvertement de notre duel, l’affaire n’eut pas de suite, car mon adversaire était proche parent de notre général, et comme il n’y avait pas eu d’effusion de sang et que j’avais démissionné, on tourna la chose en plaisanterie. Je me mis alors à parler tout haut et sans crainte, malgré les railleries, car elles n’étaient pas bien méchantes. Ces conversations avaient lieu surtout le soir en compagnie de dames ; les femmes aimaient davantage à m’écouter et obligeaient les hommes à en faire autant. « Comment se peut-il que je sois coupable pour tous ? disait chacun en me riant au nez ; voyons, puis-je être coupable pour vous, par exemple ? — D’où le sauriez-vous ? leur répondais-je, alors que le monde entier est depuis longtemps engagé dans une autre voie, que nous prenons le mensonge pour la vérité et exigeons d’autrui le même mensonge. Une fois dans ma vie j’ai résolu d’agir sincèrement, et tous vous me croyez toqué ; tout en m’aimant, vous riez de moi. — Comment ne pas aimer un homme comme vous ? » me dit la maîtresse de maison en riant tout haut. Il y avait chez elle nombreuse compagnie. Tout à coup, je vois se lever la jeune personne qui était cause de mon duel et dont j’avais voulu faire ma fiancée peu de temps auparavant ; je n’avais pas remarqué son arrivée. Elle vint à moi et me tendit la main : « Permettez-moi, dit-elle, de vous déclarer que, loin de rire de vous, je vous remercie avec émotion et vous respecte pour votre façon d’agir. » Son mari s’approcha, je devins le centre de la réunion, on m’embrassait presque, et je m’en réjouissais. C’est alors que mon attention fut attirée par un monsieur d’un certain âge, qui m’avait également abordé ; je ne le connaissais que de nom sans avoir jamais échangé un mot avec lui. »

d) Le mystérieux visiteur.

« C’était un fonctionnaire qui occupait depuis longtemps un poste en vue dans notre ville. Homme respecté de tous, riche, réputé pour sa bienfaisance, il avait fait don d’une somme importante à l’hospice et à l’orphelinat et accompli beaucoup de bien en secret, ce qui fut révélé après sa mort. Âgé d’environ