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décision ; on était ému jusqu’aux larmes. Des connaissances venaient chez nous : « Chers amis, disait-il, en quoi ai-je mérité votre amour ? pourquoi m’aimez-vous tel que je suis ? autrefois je l’ignorais, votre affection, je ne savais pas l’apprécier. » — Aux domestiques qui entraient, il disait à chaque instant : « Mes bien-aimés, pourquoi me servez-vous, suis-je digne d’être servi ? Si Dieu me faisait grâce et me laissait la vie, je vous servirais moi-même, car tous doivent se servir les uns les autres. » Notre mère, en l’écoutant, hochait la tête : « Mon chéri, c’est la maladie qui te fait parler ainsi. — Mère adorée, il doit y avoir des maîtres et des serviteurs, mais je veux servir les miens comme ils me servent. Je te dirai encore, mère, que chacun de nous est coupable devant tous pour tous et pour tout, et moi plus que les autres. » Notre mère à cet instant souriait à travers ses larmes : « Comment peux-tu être plus que tous coupable devant tous ? Il y a des assassins, des brigands ; quels péchés as-tu commis pour t’accuser plus que tous ? — Ma chère maman, ma joie adorée (il avait de ces mots caressants, inattendus), sache qu’en vérité chacun est coupable devant tous pour tous et pour tout. Je ne sais comment te l’expliquer, mais je sens que c’est ainsi, cela me tourmente. Comment pouvions-nous vivre sans savoir cela ? » Chaque jour il se réveillait plus attendri, plus joyeux, frémissant d’amour. Le docteur Eisenschmidt, un vieil Allemand, le visitait : « Eh bien ! docteur, vivrai-je encore un jour ? plaisantait-il parfois. — Vous vivrez bien plus d’un jour, des mois et des années, répliquait le médecin. — Qu’est-ce que des mois et des années ! s’écriait-il. Pourquoi compter les jours, il suffit d’un jour à l’homme pour connaître tout le bonheur. Mes bien-aimés, à quoi bon nous quereller, nous garder rancune les uns aux autres ? Allons plutôt nous promener, nous ébattre au jardin ; nous nous embrasserons, nous bénirons la vie. — Votre fils n’est pas destiné à vivre, disait le médecin à notre mère, quand elle l’accompagnait jusqu’au perron ; la maladie lui fait perdre la raison. » Sa chambre donnait sur le jardin, planté de vieux arbres ; les bourgeons avaient poussé, les oiseaux étaient arrivés, ils chantaient sous ses fenêtres, lui prenait plaisir à les regarder, et voilà qu’il se mit à leur demander aussi pardon : « Oiseaux du bon Dieu, joyeux oiseaux, pardonnez-moi, car j’ai péché aussi envers vous. » Aucun de nous ne put alors le comprendre, et il pleurait de joie : « Oui, la gloire de Dieu m’entourait : les oiseaux, les arbres, les prairies, le ciel ; moi seul je vivais dans la honte, déshonorant la création, je n’en remarquais ni