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Dieu. J’avoue humblement mon incapacité à résoudre de telles questions : j’ai essentiellement l’esprit d’Euclide, un esprit terrestre : à quoi bon vouloir résoudre ce qui n’est pas de ce monde ? Et je te conseille de ne jamais te creuser la tête là-dessus, mon ami Aliocha, surtout au sujet de Dieu. Existe-t-il ou non ? Ces questions sont hors de la portée d’un esprit qui n’a que la notion des trois dimensions. Ainsi, j’admets non seulement Dieu, mais encore sa sagesse, son but qui nous échappe ; je crois à l’ordre, au sens de la vie, à l’harmonie éternelle, où l’on prétend que nous nous fondrons un jour : je crois au Verbe où tend l’univers qui est en Dieu et qui est lui-même Dieu, à l’infini. Suis-je dans la bonne voie ? Figure-toi qu’en définitive, ce monde de Dieu, je ne l’accepte pas, et quoique je sache qu’il existe, je ne l’admets pas. Ce n’est pas Dieu que je repousse, note bien, mais la création, voilà ce que je me refuse à admettre. Je m’explique : je suis convaincu, comme un enfant, que la souffrance disparaîtra, que la comédie révoltante des contradictions humaines s’évanouira comme un piteux mirage, comme la manifestation vile de l’impuissance mesquine, comme un atome de l’esprit d’Euclide ; qu’à la fin du drame, quand apparaîtra l’harmonie éternelle, une révélation se produira, précieuse au point d’attendrir tous les cœurs, de calmer toutes les indignations, de racheter tous les crimes et le sang versé ; de sorte qu’on pourra, non seulement pardonner, mais justifier tout ce qui s’est passé sur la terre. Que tout cela se réalise, soit, mais je ne l’admets pas et ne veux pas l’admettre. Que les parallèles se rencontrent sous mes yeux, je le verrai et dirai qu’elles se sont rencontrées ; pourtant je ne l’admettrai pas. Voilà l’essentiel, Aliocha, voilà ma thèse. J’ai commencé exprès notre entretien on ne peut plus bêtement, mais je l’ai mené jusqu’à ma confession, car c’est ce que tu attends. Ce n’est pas la question de Dieu qui t’intéressait, mais la vie spirituelle de ton frère affectionné. J’ai dit. »

Ivan acheva sa longue tirade avec une émotion singulière, inattendue.

« Mais pourquoi as-tu commencé « on ne peut plus bêtement » ? demanda Aliocha en le regardant d’un air pensif.

— D’abord, par couleur locale : les conversations des Russes sur ce thème s’engagent toujours bêtement. Ensuite, la bêtise rapproche du but et de la clarté. Elle est concise et ne ruse pas, tandis que l’esprit use de détours et se dérobe. L’esprit est déloyal, il y a de l’honnêteté dans la