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pas, dit Aliocha en plongeant son regard dans celui de son frère.

— J’ai dit ça chez le vieux, exprès pour t’irriter, j’ai vu tes yeux étinceler. Mais, maintenant, je suis disposé à m’entretenir sérieusement avec toi. Je désire m’entendre avec toi, Aliocha, car je n’ai pas d’ami et je veux en avoir un. Figure-toi que j’admets peut-être Dieu, dit Ivan, en riant ; tu ne t’y attendais pas, hein ?

— Sans doute, si tu ne plaisantes pas en ce moment.

— Allons donc ! C’était hier, chez le starets, qu’on pouvait prétendre que je plaisantais. Vois-tu, mon cher, il y avait un vieux pécheur, au XVIIIe siècle, qui a dit : Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer[1]. Et, en effet, c’est l’homme qui a inventé Dieu. Et ce qui est étonnant, ce n’est pas que Dieu existe en réalité, mais que cette idée de la nécessité de Dieu soit venue à l’esprit d’un animal féroce et méchant comme l’homme, tant elle est sainte, touchante, sage, tant elle fait honneur à l’homme. Quant à moi, j’ai renoncé depuis longtemps à me demander si c’est Dieu qui a créé l’homme, ou l’homme qui a créé Dieu. Bien entendu, je ne passerai pas en revue tous les axiomes que les adolescents russes ont déduits des hypothèses européennes, car ce qui, en Europe, est une hypothèse devient aussitôt un axiome pour lesdits adolescents, et non seulement pour eux, mais pour leurs professeurs, qui souvent leur ressemblent. Aussi j’écarte toutes les hypothèses : quel est, en effet, notre dessein ? Mon dessein est de t’expliquer le plus rapidement possible l’essence de mon être, ma foi et mes espérances. Aussi je déclare admettre Dieu, purement et simplement. Il faut noter pourtant que si Dieu existe, s’il a créé vraiment la terre, il l’a faite, comme on sait, d’après la géométrie d’Euclide, et n’a donné à l’esprit humain que la notion des trois dimensions de l’espace. Cependant, il s’est trouvé, il se trouve encore des géomètres et des philosophes, même éminents, pour douter que tout l’univers et même tous les mondes aient été créés seulement suivant les principes d’Euclide. Ils osent même supposer que deux parallèles, qui suivant les lois d’Euclide ne peuvent jamais se rencontrer sur la terre, peuvent se rencontrer quelque part, dans l’infini. J’ai décidé, étant incapable de comprendre même cela, de ne pas chercher à comprendre

  1. Voltaire, Épître à l’auteur des Trois Impostures. En français dans le texte.