Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/234

Cette page n’a pas encore été corrigée

il raconta sa visite avec force détails impressionnants. Déjà à Moscou, lorsque Lise était encore enfant, il aimait à venir la trouver, soit pour raconter une récente aventure, une lecture qui l’avait frappé, soit pour rappeler un épisode de son enfance. Parfois ils rêvaient ensemble et composaient à eux deux de véritables nouvelles, le plus souvent gaies et comiques. Ils revivaient maintenant ces souvenirs, vieux de deux ans. Lise fut vivement touchée de son récit. Aliocha lui peignit avec chaleur Ilioucha. Lorsqu’il eut décrit en détail la scène où le malheureux avait foulé l’argent, Lise joignit les mains et s’écria :

« Alors, vous ne lui avez pas donné l’argent, vous l’avez laissé partir ! Vous auriez dû courir après lui, le rattraper…

— Non, Lise, c’est mieux comme ça, fit Aliocha, qui se leva et se mit à marcher, l’air préoccupé.

— Comment mieux, en quoi mieux ? Ils vont mourir de faim, maintenant !

— Ils ne mourront pas, car ces deux cents roubles les atteindront de toute façon. Il les acceptera demain, j’en suis sûr. Voyez-vous, Lise, dit Aliocha en s’arrêtant brusquement devant elle, j’ai commis une erreur, mais elle a eu un heureux résultat.

— Quelle erreur, et pourquoi un heureux résultat ?

— Voici pourquoi. Cet homme est un poltron, un caractère faible, un brave cœur accablé. Je ne cesse de me demander ce qui l’a soudain poussé à prendre la mouche, car, je vous l’assure, jusqu’à la dernière minute il ne se doutait pas qu’il piétinerait l’argent. Eh bien, je crois discerner plusieurs motifs à sa conduite. D’abord il n’a pas su dissimuler la joie que lui causait la vue de l’argent. S’il avait fait des façons, comme d’autres en pareil cas, il se fût finalement résigné. Mais après avoir trop crûment étalé sa joie, force lui fut de regimber. Voyez-vous, Lise, dans de pareilles situations, la sincérité ne vaut rien. Le malheureux parlait d’une voix si faible, si rapide, qu’il semblait tout le temps rire ou pleurer. Il a vraiment pleuré d’allégresse… Il m’a parlé de ses filles, de la place qu’on lui donnerait dans une autre ville, et après s’être épanché il a eu soudain honte de m’avoir dévoilé son âme. Aussitôt il m’a détesté. Il est de ces pauvres honteux, dont la fierté est extrême. Il s’est offensé surtout de m’avoir pris trop vite pour son ami ; après s’être jeté sur moi pour m’intimider, il finit par m’étreindre et me caresser à la vue des billets. Dans cette posture il devait ressentir toute son humiliation, et c’est alors que j’ai commis une erreur grave.