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opinion, Alexéi Fiodorovitch ; si c’est possible, ménagez-la, ne lui gardez pas rancune. Moi-même, je ne fais que la ménager, elle est si intelligente ! Elle me disait tout à l’heure que vous étiez son ami d’enfance « le plus sérieux » ; que fait-elle donc de moi ? Elle a toujours des sentiments, des souvenirs délicieux, des phrases, des petits mots, qui jaillissent quand on s’y attend le moins. Récemment, à propos d’un pin, par exemple. Il y avait un pin dans notre jardin, lorsqu’elle était toute petite ; peut-être existe-t-il encore d’ailleurs et ai-je tort de parler au passé ; les pins ne sont pas comme les gens, ils restent longtemps sans changer. « Maman ! me dit-elle, je me rappelle ce pin comme en rêve, sosna kak so sna[1]. » Elle a dû s’exprimer autrement ; il y a une confusion ; sosna est un mot bête ; en tout cas, elle m’a dit à ce sujet quelque chose d’original, que je ne me charge pas de rendre. D’ailleurs, j’ai tout oublié. Eh bien, au revoir, je suis tout émue, c’est à perdre la tête. Alexéi Fiodorovitch, j’ai été folle deux fois et l’on m’a guérie. Allez voir Lise. Réconfortez-la comme vous savez si bien le faire. Lise, cria-t-elle en approchant de la porte, je t’amène ta victime, Alexéi Fiodorovitch, il n’est nullement fâché, je t’assure, au contraire, il s’étonne que tu aies pu le croire.

— Merci maman[2]. Entrez, Alexéi Fiodorovitch. »

Aliocha entra. Lise le regarda d’un air confus et rougit jusqu’aux oreilles. Elle paraissait honteuse et, comme on fait en pareil cas, elle aborda aussitôt un autre sujet auquel elle feignit de s’intéresser exclusivement.

« Maman vient de me raconter, Alexéi Fiodorovitch, l’histoire de ces deux cents roubles et votre mission… auprès de ce pauvre officier… Elle m’a décrit cette scène affreuse, comment on l’a insulté, et savez-vous, bien que maman raconte fort mal… d’une façon décousue… j’ai versé des larmes à ce récit. Eh bien, lui avez-vous remis cet argent, et comment ce malheureux…

— Justement, je ne l’ai pas remis, c’est toute une histoire » répondit Aliocha, qui parut, de son côté, uniquement préoccupé de cette affaire ; pourtant Lise remarquait que lui aussi détournait les yeux et avait visiblement l’esprit ailleurs. Aliocha prit place et commença son récit ; dès les premiers mots, sa gêne disparut et il captiva Lise à son tour. Encore sous l’influence de la vive émotion qu’il venait de ressentir,

  1. Jeu de mot sur sosna : pin, et so sna : en rêve.
  2. En français dans le texte.