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agitait doucement sa ramure. La fraîcheur du soir tombait. Le moine se prosterna devant le reclus et lui demanda sa bénédiction.

« Veux-tu, moine, que moi aussi je me prosterne devant toi ? proféra le Père Théraponte. Lève-toi. »

Le moine se leva.

« Bénissant et béni, assieds-toi là. D’où viens-tu ? »

Ce qui frappa le plus le pauvre petit moine, c’est que le Père Théraponte, en dépit de son grand âge et de ses jeûnes prolongés, semblait encore un vigoureux vieillard, de haute stature et de constitution athlétique. Il avait le visage frais, bien qu’émacié, la barbe et les cheveux touffus et encore noirs par places, de grands yeux bleus lumineux mais fort saillants. Il accentuait fortement les o[1]. Son costume consistait en une longue blouse roussâtre, de drap grossier, comme en portent les prisonniers, avec une corde en guise de ceinture. Le cou et la poitrine étaient nus. Une chemise de toile fort épaisse, presque noircie, qu’il gardait durant des mois, apparaissait sous la blouse. On disait qu’il portait sur lui des chaînes d’une trentaine de livres. Il était chaussé de vieux souliers presque effondrés.

« J’arrive du petit monastère d’Obdorsk, de Saint-Sylvestre, répondit d’un ton humble le nouveau venu, tout en observant l’ascète de ses yeux vifs et curieux, mais un peu inquiets.

— J’ai été chez ton Sylvestre. J’y ai vécu. Est-ce qu’il se porte bien ? »

Le moine se troubla.

« Vous êtes des gens bornés ! quel jeûne observez-vous ?

— Notre table est réglée d’après l’ancien usage des ascétères. Durant le carême, les lundi, mercredi et vendredi, on ne sert aucun aliment. Le mardi et le jeudi, on donne à la communauté du pain blanc, une tisane au miel, des mûres sauvages ou des choux salés, et de la farine d’avoine. Le samedi, de la soupe aux choux, du vermicelle aux pois, du sarrasin à l’huile de chènevis. Le dimanche, on ajoute à la soupe du poisson sec et du sarrasin. La Semaine Sainte, du lundi au samedi soir, du pain, de l’eau, et seulement des légumes non cuits, en quantité modérée ; encore ne doit-on pas manger, chaque jour, mais se conformer aux instructions

  1. Prononciation des gens du Nord. Dans la Russie centrale, l’o non accentué équivaut à un son très voisin du a. À Moscou même, l’oreille perçoit nettement un a : par exemple, Moskva est prononcé Maskva.