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verre et ce sera tout ; enlève la bouteille, Ivan. Pourquoi ne m’as-tu pas arrêté dans mes mensonges ?

— Je savais que vous vous arrêteriez de vous-même.

— C’est faux, c’est par méchanceté que tu n’as rien dit. Tu me méprises, au fond. Tu es venu chez moi pour me montrer ton mépris.

— Je m’en vais ; le cognac commence à vous monter à la tête.

— Je t’ai instamment prié d’aller pour un ou deux jours à Tchermachnia, tu t’en es bien gardé.

— Je partirai demain, puisque vous y tenez tant.

— Il n’y a pas de danger. Tu veux m’espionner, voilà ce qui te retient ici, maudit. »

Le vieux ne se calmait pas. Il en était à ce point où certains ivrognes, jusqu’alors paisibles, tiennent tout à coup à se montrer dans leur méchanceté.

« Qu’as-tu à me regarder ainsi ? Tes yeux me disent : « Vilain ivrogne ». Ils respirent la méfiance et le mépris. Tu es un rusé gaillard. Le regard d’Alexéi est rayonnant. Il ne me méprise pas, lui. Alexéi, garde-toi d’aimer Ivan.

— Ne vous fâchez pas contre mon frère, vous l’avez assez offensé comme ça, proféra Aliocha d’un ton ferme.

— Soit. Ah ! que j’ai mal à la tête ! Ivan, enlève le cognac, voilà trois fois que je te le dis. — Il se prit à songer et eut tout à coup un sourire rusé — Ne te fâche pas, Ivan, contre un pauvre vieux. Tu ne m’aimes guère, je le sais, — pourquoi m’aimerais-tu ? — mais ne te fâche pas. Tu vas partir pour Tchermachnia. Je te montrerai une fillette que je guigne depuis longtemps, là-bas. Elle va encore nu-pieds, mais ne t’effraie pas des filles aux pieds nus, il ne faut pas en faire fi, ce sont des perles !… »

Il mit un baiser sur sa main, et s’animant tout à coup, comme si son thème favori le dégrisait :

« Ah ! mes enfants, reprit-il, mes petits cochons… pour moi… je n’ai jamais trouvé une femme laide, voilà ma maxime ! Comprenez-vous ? Non, vous ne le pouvez pas. Ce n’est pas du sang, c’est du lait qui coule dans vos veines, vous n’avez pas tout à fait brisé votre coquille ! D’après moi, toute femme offre quelque chose de fort intéressant, particulier à elle seule ; seulement il faut savoir le découvrir, voilà le hic ! C’est un talent spécial ! Pour moi, il n’y a pas de laideron. Le sexe à lui seul fait déjà beaucoup… Mais cela vous dépasse ! Même chez les vieilles filles, on trouve parfois des charmes tels, qu’on se demande comment des imbéciles