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caractère de femme. Elle s’appelait Agathe, imagine-toi, Agathe Ivanovna. Assez jolie, dans le goût russe, grande, bien en chair, de beaux yeux, mais l’expression un peu vulgaire. Restée fille, malgré deux demandes en mariage, elle conservait toute sa gaieté. Je me liai d’amitié avec elle, en tout bien, tout honneur. Car je nouai plus d’une amitié féminine, parfaitement pure. Je lui tenais des propos fort libres, elle ne faisait qu’en rire. Beaucoup de femmes aiment cette liberté de langage, note-le ; de plus, c’était fort divertissant avec une jeune fille comme elle. Un trait encore : on ne pouvait la qualifier de demoiselle. Sa tante et elle vivaient chez son père, dans une sorte d’abaissement volontaire, sans s’égaler au reste de la société. On l’aimait, on appréciait ses talents de couturière, car elle ne se faisait pas payer, travaillant par gentillesse pour ses amies, sans toutefois refuser l’argent quand on lui en offrait. Quant au colonel, c’était un des notables de l’endroit. Il vivait largement. Toute la ville était reçue chez lui ; on soupait, on dansait. Lors de mon entrée au bataillon, il n’était question, en ville, que de la prochaine arrivée de la seconde fille du colonel. Renommée pour sa beauté, elle sortait d’une pension aristocratique de la capitale. C’est Catherine Ivanovna, la fille de la seconde femme du colonel. Cette dernière était noble, de grande maison, mais n’avait apporté aucune dot à son mari ; je le tiens de bonne source. Des espérances, peut-être, mais rien d’effectif. Pourtant, quand la jeune personne arriva, la petite ville en fut comme galvanisée ; nos dames les plus distinguées, deux Excellences, une colonelle, et toutes les autres, à la suite, se la disputaient ; on lui faisait fête, c’était la reine des bals, des pique-niques ; on organisa des tableaux vivants au profit de je ne sais quelles institutrices. Quant à moi, je ne soufflais mot et faisais la fête ; c’est alors que j’imaginai un tour de ma façon, qui fit jaser toute la ville. Un soir, chez le commandant de la batterie, Catherine Ivanovna me toisa du regard ; je ne m’approchai pas d’elle, dédaignant de faire sa connaissance. Je l’abordai quelque temps après, également à une soirée. Elle me regarda à peine, les lèvres dédaigneuses. « Attends un peu, pensai-je, je me vengerai ! » J’étais alors un vrai casse-cou, et je le sentais. Je sentais surtout que, loin d’être une naïve pensionnaire, « Katineka » avait du caractère, de la fierté, de la vertu, surtout beaucoup d’intelligence et d’instruction, ce qui me manquait totalement. Tu penses que je voulais demander sa main ? Pas du tout. Je voulais seulement me venger de son