Page:Dostoïevski - Le Bouffon (paru dans l'Almanach illustré), 1848.djvu/11

Cette page a été validée par deux contributeurs.

bouillonnement d’un samovar, cependant que mes pieds étaient glacés… Je me sens tout petit, tout malheureux… La noble épouse de mon chef m’adresse la parole, me tutoyant : « On dirait que tu es maigri, pauvre garçon. » Oui, je ne suis pas bien portant, Marie Fominichna… Ma voix tremblait, et, elle, la canaille, comme si elle avait attendu ce moment, me sortit cette remarque : « On voit que c’est la conscience qui n’est pas en ordre, cher Osip Mihaïlovitch ! Les repas pris chez nous te pèsent sans doute sur le cœur ! Ce sont mes larmes de sang qui te tombent sur la conscience ! » C’est comme je vous le dis ! Elle racontait tout cela en versant du thé. Elle était si calme, si douce : on n’eût jamais dit qu’au marché elle savait crier plus fort que toutes les commères. Voilà comme elle était, notre chère conseillère.

Et puis, pour mon malheur, c’est Marie Théodosievna, la fille, qui apparaît à son tour avec toute son innocence, un peu pâle et les yeux rougis. Et moi, imbécile, qui croyais être cause de ces larmes ! Plus tard, j’appris qu’elle avait en effet longuement pleuré, mais pour cette autre raison bien simple : l’officier de la remonte avait pris ses jambes à son cou et ne donnait plus signe de vie ! Par la suite, les parents, ayant appris les dessous de l’affaire, avaient voulu étouffer cette histoire, bien que la famille menaçât de s’augmenter.

Aussitôt que je l’aperçus, j’eus le désir de me cacher sous terre et, du regard, je cherchai mon chapeau, mais quelqu’un l’avait déjà caché ; j’aurais voulu me sauver tête nue, mais on avait pris la précaution de fermer la porte, et alors commencèrent des rires, des amitiés, des clignements d’yeux, qui finirent par me remettre un peu : ma bien-aimée, s’asseyant au piano, chanta la romance du hussard qui devait partir. « Allons, dit Théodose Nikolaievitch, tout est oublié, viens dans mes bras ! » Le cœur léger, je me précipitai vers lui et je pleurai dans son gilet. « Ô mon bienfaiteur, mon père ! » criai-je, et des larmes, des larmes brûlantes, coulaient le long de ma figure. Mon Dieu ! si vous aviez vu cette scène. Lui, pleu-