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me fit soudain prendre goût à la Suisse tout entière, si bien que ma tristesse disparut comme par enchantement.

— Tout cela est fort étrange, mais il n’est pas absolument nécessaire de s’étendre sur l’âne ; passons à un autre sujet. Pourquoi ris-tu toujours, Aglaé ? Et toi, Adélaïde ? Le prince a très-bien parlé de l’âne. Il l’a vu personnellement, et toi qu’est-ce que tu as vu ? Tu n’es pas allée à l’étranger ?

— J’ai déjà vu un âne, maman, dit Adélaïde.

— Et moi j’en ai même entendu un, ajouta Aglaé.

Ce furent de nouveaux rires ; le prince fit chorus avec les trois jeunes filles.

— C’est très-mal de votre part, déclara Élisabeth Prokofievna ; — excusez-les, prince, cela ne les empêche pas d’être bonnes. Je dispute continuellement avec elles, mais je les aime. Elles sont légères, étourdies, folles.

— Pourquoi donc ? répliqua en riant le prince : — à leur place, moi non plus je n’aurais pas laissé échapper l’occasion. Mais je maintiens mon éloge de l’âne : l’âne est un homme bon et utile.

— Mais vous êtes bon, prince ? C’est par curiosité que je demande cela, questionna la générale.

Ces mots provoquèrent une nouvelle explosion d’hilarité.

— C’est encore ce maudit âne qui leur est revenu à l’esprit : je n’y pensais pas du tout ! s’écria Élisabeth Prokofievna. — Croyez-moi, je vous prie, prince, je n’ai voulu faire aucune…

— Allusion ? Oh ! je n’ai pas de peine à le croire.

Et le prince riait de bon cœur.

— Vous faites fort bien de rire. Je vois que vous êtes un très-bon jeune homme, dit la générale.

— Je suis quelquefois méchant, répondit-il.

— Et moi je suis bonne, déclara inopinément Élisabeth Prokofievna, — et, si vous voulez, je suis toujours bonne ; c’est mon seul défaut, car il ne faut pas être toujours bonne. Je m’emporte trés-fréquemment, par exemple, contre elles, et surtout contre Ivan Fédorovitch, mais ce qu’il y a de dégoûtant, c’est que je suis on ne peut meilleure quand je me