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Ce prince est peut-être un fin matois et pas du tout un idiot, murmura-t-elle à l’oreille d’Aglaé.

— C’est probable, il y a longtemps que je m’en doute, répondit celle-ci. — Et c’est une lâcheté à lui de jouer cette comédie. Dans quel intérêt fait-il cela ?

— La première impression a été très-forte, répéta le prince. — Quand on m’eut emmené à l’étranger, dans les différentes villes d’Allemagne par où nous passions, je me bornais à regarder en silence, et, je m’en souviens, je ne faisais même aucune question. Je venais d’avoir une série d’accès très-violents ; or chaque retour de ces attaques, chaque recrudescence de ma maladie avait pour effet de me plonger ensuite dans une hébétude complète. Je perdais alors toute mémoire, l’esprit travaillait encore, mais le développement logique de la pensée était, pour ainsi dire, interrompu. Je ne pouvais pas lier l’une à l’autre plus de deux ou trois idées. Quand les accès étaient passés, je redevenais bien portant et fort, comme vous me voyez en ce moment. Je me rappelle que j’éprouvais un chagrin insupportable ; j’avais même envie de pleurer ; j’étais toujours étonné et inquiet. Je me sentais au milieu de toutes choses étrangères et cela me tuait. Je me rappelle que ce marasme se dissipa entièrement à mon arrivée en Suisse. La circonstance qui y mit fin fut le braiement d’un âne entendu sur le marché de Bâle. L’âne m’impressionna extrêmement, il me causa, je ne sais pourquoi, un plaisir extraordinaire et mon cerveau recouvra soudain toute sa lucidité.

— Un âne ? C’est étrange, observa la générale. — Du reste, il n’y a là rien d’étrange, certaines de nous s’éprennent d’amour pour des ânes, ajouta-t-elle en regardant avec colère ses filles, qui s’étaient mises à rire. — Cela se voyait déjà dans les temps mythologiques. Continuez, prince.

— Depuis lors j’aime terriblement les ânes. C’est même chez moi une sorte de sympathie. Je commençai à me renseigner sur eux, car auparavant je ne les connaissais pas. Je ne tardai pas à constater que ce sont des animaux fort utiles : laborieux, robustes, patients, économiques. Bref, cet âne