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d’embarras. En outre, il était clair que, sur le terrain juridique, par exemple, Nastasia Philippovna ne se trouvait pas en position de faire du mal, ni même de susciter un scandale quelque peu grave, car il serait toujours facile d’étouffer l’affaire. Donc pas grand’chose à craindre, si la jeune femme se décidait à agir comme on agit généralement en pareil cas, et ne se lançait point dans quelque aventure par trop excentrique. Mais cette considération ne pouvait tranquilliser un esprit aussi clairvoyant qu’Afanase Ivanovitch : il avait lu dans les yeux étincelants de Nastasia Philippovna qu’elle-même se rendait très-bien compte de son impuissance sur le terrain juridique et qu’elle avait dans la tête un projet tout autre. Ne tenant plus à rien, se moquant de sa propre personne encore plus que de tout le reste (il fallait que Totzky fût bien intelligent et bien perspicace pour deviner dans ce moment-là que depuis longtemps déjà elle ne se souciait plus d’elle-même, et pour croire, lui sceptique mondain, à la profondeur de ce sentiment), Nastasia Philippovna, pour assouvir sa haine, était capable de se perdre sans retour, de se faire envoyer dans un bagne sibérien. Afanase Ivanovitch n’avait jamais caché qu’il était un peu poltron, ou, pour mieux dire, conservateur au plus haut degré. Si, par exemple, il avait su qu’on attenterait à ses jours au beau milieu de la cérémonie nuptiale ou qu’on lui cracherait au visage devant tout le monde, il aurait eu peur sans doute, mais moins pourtant de la mort ou de l’insulte en elles-mêmes que de leur caractère shocking. Or Nastasia Philippovna avait deviné cela, quoiqu’elle n’en eût encore rien dit ; il n’ignorait pas qu’elle l’avait profondément étudié, qu’elle le connaissait à merveille, et que, par suite, elle savait où frapper pour l’atteindre à l’endroit sensible. En fin de compte, Totzky mit les pouces et renonça au mariage qu’il avait en vue.

Une autre circonstance encore influa sur sa détermination. On aurait peine à imaginer combien cette nouvelle Nastasia Philippovna ressemblait peu, physiquement, à l’ancienne.