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produire entre le père et la mère : Élisabeth Prokofievna était mécontente, symptôme grave. Il y avait là une circonstance gênante ou, comme disait Totzky, un « cas embarrassant », qui pouvait devenir un obstacle invincible.

Pour expliquer cette difficulté, il nous faut remonter à dix-huit ans en arrière. À cette époque, dans une province du centre de la Russie où Totzky possédait un de ses plus riches domaines, il avait pour voisin de campagne un petit propriétaire nommé Philippe Alexandrovitch Barachkoff. C’était un ancien officier, issu d’une famille noble, mieux né même qu’Afanase Ivanovitch, mais poursuivi par la déveine la plus implacable. Criblé de dettes, il avait enfin réussi, grâce à un travail de galérien, à remettre un peu d’ordre dans ses affaires. Au moindre sourire de la fortune, le malheureux reprenait confiance. Le cœur plein d’espoir, il se rendit pour quelques jours au chef-lieu du district où il voulait voir un de ses principaux créanciers et, si faire se pouvait, prendre des arrangements avec lui. Quarante-huit heures après son arrivée, il reçut la visite de son staroste. Cet homme, venu du village à bride abattue, avait le visage couvert de brûlures ; il apportait une sinistre nouvelle : la veille, en plein midi, un incendie s’était déclaré dans l’habitation du propriétaire, la barinia avait péri dans les flammes, mais les enfants étaient sains et saufs. Cette catastrophe inattendue comblait la mesure ; si habitué qu’il fût aux coups du sort, Barachkoff ne put la supporter ; il devint fou, et, un mois après, mourut dans un accès de fièvre chaude. Son bien fut vendu à la requête de ses créanciers ; quant à ses enfants, — deux petites filles de six et sept ans, — la générosité d’Afanase Ivanovitch Totzky pourvut à leur entretien et à leur éducation ; il les fit élever avec les enfants de son régisseur, un ancien employé, Allemand d’origine et père d’une nombreuse famille. Bientôt des deux orphelines il ne resta que Nastia ; sa sœur cadette mourut de la coqueluche. Afanase Ivanovitch, qui résidait alors à l’étranger, ne tarda pas à les oublier l’une et l’autre. Mais, cinq ans après,