Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/409

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Au moins, vous êtes conséquent ; je voulais seulement noter que du droit de la force au droit des tigres et des crocodiles, ou même à Daniloff et à Gorsky, il n’y a pas loin.

— Je n’en sais rien ; après ?

Hippolyte écoutait à peine Eugène Pavlovitch ; ses eh bien, ses après, il les proférait machinalement, par une vieille habitude de conversation, et sans que la curiosité y fût pour rien.

— Mais il n’y a pas d’après… c’est tout.

— Du reste, je ne vous en veux pas, déclara à brûle-pourpoint Hippolyte, et, sans presque se rendre compte de ce qu’il faisait, il tendit en souriant la main à son interlocuteur. Ce geste étonna d’abord Eugène Pavlovitch ; néanmoins ce fut de l’air le plus sérieux qu’il toucha la main qu’on lui offrait en signe de pardon.

— Je ne puis pas, dit-il d’un ton trop respectueux pour être sincère, — ne pas vous remercier de la bienveillance avec laquelle vous m’avez laissé parler, car, comme j’ai eu maintes fois l’occasion de le remarquer, nos libéraux ne permettent jamais à autrui d’avoir son opinion personnelle, et ils répondent tout de suite à leur adversaire par des injures, quand ils ne recourent pas à des arguments plus désagréables encore…

— Ce que vous dites est parfaitement vrai, observa le général Ivan Fédorovitch ; puis, croisant ses mains derrière son dos, il alla, d’un air très-ennuyé, reprendre sa place près de l’escalier de la terrasse, où il bâilla de colère.

— Allons, assez, batuchka, dit soudain Élisabeth Prokofievna à Eugène Pavlovitch, — vous m’assommez…

Hippolyte se leva tout à coup, soucieux et presque effrayé.

— Il est temps que je vous laisse, fit-il en considérant la société avec confusion ; — je vous ai retenus ; je voulais vous dire tout… je pensais que tous… pour la dernière fois… c’était une fantaisie…

Évidemment il avait comme de subits réveils d’anima-